Le métier de l’Ifri
Extrait du livre Une histoire du monde, 40 ans de relations internationales (1979-2019), Dunod/Ifri, 17 avril 2019
40 ans d’histoire
L’Ifri est né à la fin d’une décennie encore dominée par la « guerre froide », mais aussi marquée par la détente en Europe et par la « maîtrise des armements » – cette forme de gouvernance mondiale avant la lettre – qui malheureusement a mal survécu aux temps nouveaux. Avec la chute du Shah d’Iran et l’intervention soviétique en Afghanistan – à l’origine de la vague d’islamisme politique et de terrorisme qui n’a cessé de gonfler depuis lors, la terrible guerre entre l’Irak et l’Iran qui s’est soldée par un match nul, la glaciation et la montée de Solidarność en Pologne, l’élection du pape Jean-Paul II, l’accélération devenue qualitative de la course aux armements avec la révolution des technologies de l’information – qui devait bientôt imprégner la finance et l’économie mondiale et se transformer en « révolution numérique », la pétrification du régime soviétique, la décennie 1980 s’est achevée en apocalypse pour l’URSS, cependant qu’à Pékin la répression de Tian’anmen concluait dix années folles consécutives à la chute de la « bande des quatre ».
De la décennie 1990, on retiendra les tentatives plus ou moins erratiques de reconfiguration en Europe, la descente aux enfers de la Russie post-soviétique, l’approfondissement des crises au Moyen-Orient suite à l’invasion du Koweit par Saddam Hussein et à l’intervention (essentiellement) américaine, la vaporisation du « tiers-monde » avec la conversion partielle de la Chine ou de l’Inde au libéralisme économique, l’approfondissement de la révolution technologique et l’émergence de la mondialisation, de son idéologie et de ses illusions. Et l’on entra dans le troisième millénaire avec la tragédie du 11 septembre. Le terrorisme islamiste se mit à envahir la scène à un moment où les Etats-Unis commençaient à structurer leur vision du monde autour de la compétition avec la Chine, qui s’annonçait à l’évidence comme la grande affaire du XXIe siècle. Sa première décennie a été parsemée de difficultés en Europe avec une Communauté devenue Union européenne au contenu incertain, et le rebondissement autoritaire d’une Russie qui s’estimait flouée par un « Occident » animé par une idéologie expansionniste. Le renversement de Saddam Hussein en 2003 a favorisé mécaniquement la montée en puissance de l’Iran, et presque vingt ans après son début, la guerre en Afghanistan n’en finit pas. Tout cela a nourri l’escalade de l’islamisme politique et le rassemblement autour de lui des égarés de la terre dans la seconde décennie du XXIe siècle. Sur le plan économique, la fin des années 2000 a été dominée par la crise des subprimes et ses conséquences. On a frôlé un krach comparable à celui de 1929 et la zone euro, nouvelle colonne vertébrale de la construction européenne, n’a toujours pas fini de s’en remettre. La mondialisation tant politique qu’économique a commencé à montrer ses limites. Nations et frontières sont réapparues sur le devant de la scène alors qu’on avait proclamé leur disparition. La nécessité d’instances de coopération et de coordination (la gouvernance mondiale) – sans lesquelles le risque de crises systémiques frise la certitude – s’est imposée, mais seulement sur le plan intellectuel et pour des élites par ailleurs de plus en plus contestées.
Les années 2010 ont commencé avec la tragédie du « printemps arabe ». La terminologie suffit à révéler les erreurs de jugement des principaux leaders politiques d’alors. Je suis aussi sévère pour la nouvelle mini guerre froide avec la Russie, car si dans la logique du droit international l’annexion de la Crimée reste inacceptable, sans parler de l’imbroglio du Donbass, force est de constater qu’aveuglés par l’idéologie libérale, les Occidentaux ont été incapables de comprendre ce que les Russes percevaient comme leurs intérêts vitaux. Du coup, ils les ont poussés dans les bras de la Chine, comme aussi l’Iran, à un moment où l’Empire du Milieu affirme de plus en plus ouvertement sa volonté de puissance. Le début du troisième millénaire est également marqué sur la planète par une conscience de plus en plus aigüe des enjeux globaux, comme le changement climatique, dont la nature devrait suffire à imposer rationnellement l’idée de gouvernance mondiale. Il faut aussi faire la part des choses, et reconnaitre que le climat et l’environnement sont englobés dans une vague à retardement de peurs millénaristes (la technologie et ses perspectives y ont aussi leur place). Toujours est-il qu’à l’orée de 2019, Donald Trump et les « populistes » de tout acabit aidant, la gouvernance mondiale se porte mal, alors qu’on en a jamais eu autant besoin.
Comprendre le monde
Quarante ans après les débuts de l’Ifri, le monde dans son ensemble s’est métamorphosé, davantage sans doute que dans n’importe quelle tranche équivalente du temps dans le passé. Aujourd’hui comme pendant toutes ces années, nos équipes s’attellent à le comprendre. Avec un télescope, quand il s’agit d’en saisir les grandes interactions, sans s’appesantir sur les détails ; avec un microscope, si le but est centré sur une région ou sur un pays en particulier (le Golfe persique, la Chine, la Russie…) ou encore sur une question transversale (la cyber-sécurité, l’énergie…). Leurs travaux ne sont pas effectués par des dilettantes, mais par des professionnels, qui ont leurs méthodes. Leur intentionnalité (j’emploie ce mot au sens de Husserl, comme on peut dire plus prosaïquement de quoi s’agit-il ? ou en anglais aboutness) n’est en principe pas l’idéologie, mais la réalité. Nous nous adressons en effet à des décideurs publics ou privés qui ont besoin d’analyses et de prévisions contextuelles aussi justes que possible pour mieux élaborer leurs propres stratégies, aux universitaires qui travaillent objectivement sur le monde contemporain, ainsi qu’à ceux des journalistes qui s’intéressent davantage à la réalité qu’à l’idéologie (il s’agit encore d’intentionnalité). J’insiste sur le fait que le réalisme dont il est ici question n’a rien à voir avec la realpolitik ou le cynisme, mais avec une certaine conception de la vérité : si un carré est vraiment carré, il n’est pas rond.
L’Ifri est internationalement reconnu comme le think-tank français de référence . Avant lui, nul ne parlait de think-tank dans l’hexagone. Le terme nous était évidemment familier en 1979, en raison des institutions principalement (mais non exclusivement) anglo-américaines dont nous nous sommes inspirés au départ. Mais nous ne l’avons pas revendiqué avant les années 1990. A cette époque encore, il n’était pas galvaudé. Aujourd’hui le moindre club ou collectif qui veut émettre publiquement des opinions plus ou moins argumentées recourt à cette dénomination, et nul ne saurait le leur reprocher. Les mots ou locutions ont leur propre vie, comme le mot géopolitique, détourné de son sens initial depuis les années 1980. Littéralement, think-tank se traduit par réservoir (et non laboratoire) de pensée. Pareille expression était appropriée dans le contexte militaire où elle est apparue . Ainsi parle-t-on couramment de pensée stratégique. La substitution courante du mot idée au mot pensée est pertinente, mais à utiliser avec précaution car de là on glisse facilement à l’idéologie ; ce qui historiquement n’a pas été la mission première des think-tanks, même si l’indépendance axiologique (la Wertfreiheit de Max Weber) est un idéal inatteignable, et même si au cours du temps, notamment aux Etats-Unis, sont apparus des think-tanks à base ouvertement idéologique (la Heritage Foundation par exemple, ou l’Atlantic Council, très actif sous la présidence de Donald Trump). A la limite, pour un Pierre Bourdieu et son école, tout think-tank est une construction idéologique au service d’intérêts particuliers. Plutôt que de m’engager sur cette pente, je préfère reproduire ici une définition pratique que j’ai proposée en 2011, inspirée de l’histoire des think-tanks aux Etats-Unis, et qui s’applique toujours à l’Ifri : j’appelle think-tank toute organisation ouverte construite autour d’un socle permanent de chercheurs, se donnant pour mission d’élaborer, sur des bases objectives, des idées relatives à la conduite de politiques et de stratégies privées ou publiques s’inscrivant dans une perspective d’intérêt général. Je renvoie au texte original pour un commentaire détaillé et me limite dans ce qui suit à quelques remarques.
Questions de champ et de méthode
Tout d’abord, le métier des think-tanks se distingue nettement de ceux plus ou moins connexes des consultants en tout genre (stratégie, communication, lobbyisme, etc.), des journalistes ou encore des experts de l’intelligence économique ou du renseignement, dont l’intentionnalité est différente. Le risque de confusion appelle certainement de bonnes pratiques en matière de gouvernance, que l’Ifri pour sa part a toujours cherché à perfectionner selon une démarche qui s’inscrit aujourd’hui dans un cadre institutionnel rigoureux . Deuxième remarque : seuls les plus grands think-tanks, comme la Brookings Institution, peuvent aspirer à couvrir tout le champ des politiques publiques et a fortiori privées. Ainsi l’Ifri est-il spécialisé dans le domaine déjà immense des relations internationales, et il lui reste encore beaucoup à faire pour le couvrir en totalité. Troisièmement : les idées dont il s’agit ici visent toujours à éclairer des aspects circonscrits du « système international » (cette expression est une commodité de langage ), qu’on les regarde avec un télescope ou avec un microscope, pour reprendre cette métaphore ; se demander aujourd’hui si en 2049 (cent ans après la victoire de Mao) la Chine sera la première puissance mondiale ou à quoi aboutira le duel commercial entre Donald Trump et Xi Jinping sont deux exercices très différents.
Quatrièmement, l’activité des think-tankers recourt à des méthodes spécifiques, qu’il s’agisse de la collecte des informations ou des données objectives nécessaires à leur analyses, ou du traitement de ces informations : l’appel à l’histoire et la géographie est presque toujours indispensable pour dégrossir une question (comment ne pas s’intéresser aujourd’hui à l’origine des Frères musulmans en Egypte) ; mais ensuite, s’agissant de l’histoire en train de se faire, la connaissance approfondie des terrains (un bon think-tanker est un grand voyageur et on attend souvent de lui des connaissances linguistiques approfondies), une certaine familiarité avec la science économique et les autres sciences humaines (droit, démographie, sociologie, psychologie…), et même avec la logique, lui sont en principe indispensables. Le think-tanker idéal serait non pas une personne physique, mais une équipe pluridisciplinaire. Ajoutons que les think-tanks organisent aussi de nombreux débats entre pairs ou avec les autres parties prenantes à leurs activités . L’écosystème qu’ils constituent leur permet d’enrichir la qualité de leurs analyses et éclairages.
J’en viens, et c’est mon cinquième point, à ce qu’une analyse n’est pas une fin en soi, et que son utilité réside dans les prévisions qu’on peut en tirer et l’usage qu’on peut en faire. Ayant beaucoup écrit sur ce sujet , je me limiterai ici à deux observations. D’une part, toute prévision porte sur les réponses jugées ex-ante possibles à une question précise, réponses sur lesquelles on porte un jugement de probabilité découlant logiquement de l’analyse qui précède. Le propre de l’analyse et de réduire l’incertitude. D’autre part, aussi fin que puisse être le jugement d’un think-tanker, la complexité des situations qu’il étudie rendant impossible l’abolition totale de l’incertitude, quand peut-on dire qu’il a vu juste ou au contraire qu’il s’est trompé ? Sur le premier point, si je dis ex-ante que telle réponse a la probabilité la plus élevée et s’il apparait ex-post que c’est la bonne, on est fondé à dire que j’avais vu juste. Mais si la réponse ex-post est celle à laquelle j’avais ex-ante assigné la probabilité la plus faible, me suis-je vraiment trompé ? Oui, si l’on me prouve qu’avec des données qui eussent été à ma portée (dans le cadre des moyens disponibles !) et des analyses mieux pensées, j’aurais pu ou dû assigner ex-ante une probabilité plus élevée à la réponse en question. S’il advient qu’un concurrent est régulièrement meilleur que moi sur ce plan, sa réputation y gagnera et la mienne en souffrira. Toute analyse critique a posteriori du travail d’un think-tanker doit porter sur l’identification des questions qu’il s’est posées, les données auxquelles il a eu accès et les modèles généralement implicites auxquels il a eu recours pour les traiter (d’où l’importance de la logique et même de l’épistémologie). Un aspect important de l’interaction des think-tanks qui se reconnaissent entre eux est que, tout en restant concurrents, chacun peut affiner ses analyses et ses jugements au contact des autres. Mais ayant dit tout cela, on doit aussi reconnaitre que certains événements sont radicalement imprévisibles, lorsque la réponse effective à une question ne pouvait même pas être nommée à l’avance. Ainsi de l’émergence de l’arme atomique avant la découverte de la relativité. Par ailleurs, les gens ne peuvent pas chaque matin au pied du lit dresser la liste de toutes les horreurs concevables susceptibles d’affecter leur journée.
La dimension du temps
Il me reste encore – voici mon sixième point – à compléter mon propos sur l’analyse et la prévision par de brèves observations sur la dimension temps. Il faut me semble-t-il partir de cette observation sans doute philosophique mais aussi très concrète : du point de vue humain, à quelqu’échelle que ce soit, le présent – l’instant t – n’existe pas. Tout présent, même dans un tremblement de terre au sens physique ou métaphorique, est une zone floue de recouvrement entre un passé encore là et un futur déjà là . C’est pourquoi, dans les choses de la vie, toute analyse envisagée comme auxiliaire d’une action doit comporter deux versants : un rétrospectif et un prospectif. Et d’un côté comme de l’autre, on gagne à recourir à la division ternaire familière aux économistes depuis Alfred Marshall : court terme, moyen terme, long terme. Le court terme est la temporalité de l’action immédiate ou courante, à la limite routinière. Le moyen terme celle de l’investissement (au sens large), de la stratégie et de l’incertitude partiellement maîtrisée. Du point de vue de l’action, le long terme ressortit davantage de la vision ou de l’engagement que de la stratégie. Par exemple, dire qu’une unité politique sclérosée périra et que la survie repose sur la capacité d’adaptation est un principe éprouvé, mais qui ne conduit pas à des prévisions précises, sauf à dire comme Keynes : dans le long terme, nous serons tous morts, ou comme Jean-Baptiste Duroselle : tout empire périra.
La division ternaire vaut aussi pour le passé. En toute situation présente, le court terme du passé se confond plus ou moins avec celui du futur et s’identifie au présent. Le long et le moyen terme du passé correspondent à la distinction de Thucydide entre les causes fondamentales et les causes immédiates d’un événement. Ainsi, la cause fondamentale de l’effondrement de l’URSS fut-elle l’inaptitude à l’adaptation propre au régime soviétique. Sa cause immédiate fut un enchainement de circonstances dont certaines étaient hautement improbables ex-ante. La plus grande difficulté pour la datation d’une prévision vient de ce que les causes immédiates d’un événement ne sont pas de même nature que ses causes fondamentales, ce qui dans certains cas peut rendre radicalement imprévisible la datation des ruptures, comme d’ailleurs pour beaucoup de phénomènes physiques complexes, un tremblement de terre ou l’effondrement d’un pont par exemple. Le problème posé par le « printemps arabe » de 2011 n’est pas qu’on ne les ait pas prévus en temps et en heure – c’était impossible – mais que, s’étant produit, ils aient été aussi mal analysés par les responsables politiques, lesquels ont en conséquence accumulé des erreurs dont on subit toujours les effets. Mais ainsi va l’histoire, et auprès de qui pourrait-on se plaindre ?
Quoiqu’il en soit, et c’est là que je voulais aboutir : l’échelle temporelle du think-tanker est le méso-, la période qui va du moyen terme passé au moyen terme futur, celle que doit embrasser l’homme d’action. Encore faut-il ajouter que ces notions de périodes ne peuvent pas s’exprimer par des durées calendaires précises, chaque phénomène ayant son temps propre. Le moyen terme dans certaines industries peut être d’une quinzaine d’années ou plus. Pour le climat, un siècle peut être. Et l’ancien premier ministre britannique Harold Wilson disait : « One week is long term in politics ». Une remarque juste mais qui n’est pas à l’honneur de la démocratie qualifiée aujourd’hui de libérale.
Ces considérations sur l’analyse et la prévision conduisent à une septième remarque. On attend généralement qu’un think-tank soit prescriptif, et c’est souvent le cas pour ceux dont les politiques publiques internes sont l’objet principal. Dans le domaine des relations internationales qui est celui de l’Ifri, il faut mettre à part l’utilisation que les entreprises peuvent faire de leurs travaux, car à l’évidence aucun think-tank, à moins qu’il ne soit très spécialisé, ne saurait prétendre bâtir leurs stratégies à leur place. Mais le travail des think-tanks peut leur être fort utile pour l’élaboration de leurs analyses contextuelles, des risques-pays par exemple. La question est plus délicate s’agissant de la contribution des think-tanks à la politique internationale en général, au-delà de l’influence certaine qu’ils exercent sur l’opinion, directement ou à travers la communauté transnationale qu’ils forment entre eux, à travers les médias etc. Dans le domaine de la politique étrangère, en simplifiant beaucoup, un travail de think-tanker se pose typiquement de la manière suivante : si tel Etat prend une décision d (par exemple, la dénonciation par Donald Trump en 2018 de l’accord nucléaire avec l’Iran), les conséquences – plus ou moins faciles à dater – seront x, y ou z avec des probabilités a, b ou c. Dans les démocraties occidentales, les think-tanks se livrent – le plus souvent publiquement – à ce genre d’analyse. Des pays comme la Chine ou la Russie ont des think-tanks importants et parfois richement dotés par les gouvernements, qui sont en liaison avec leurs homologues internationaux comme l’Ifri, mais leur rôle en tant que conseillers du prince reste strictement confidentiel.
En Europe occidentale, les débats sérieux portent rarement sur des changements radicaux de politique étrangère, quoique l’élection de Donald Trump a entrouvert la porte sur l’inconnu. Mais de nombreux aspects particuliers comme les politiques migratoires, les politiques vis-à-vis de la Chine, de la Russie, de la Turquie ou encore de la Syrie, pour citer quelques exemples actuels, sont chaudement discutées, ainsi que la gouvernance mondiale en général. D’où l’importance des forums internationaux, comme la World Policy Conference, dont la première édition s’est tenue à Evian en octobre 2008, et dont aujourd’hui je définis ainsi la mission (prescriptive) : contribuer à promouvoir un monde plus ouvert, plus prospère et plus juste. Cela suppose un effort permanent pour comprendre la réalité des forces en jeu et leurs interactions, et pour réfléchir constructivement à l’adaptation pacifique de l’organisation des rapports interétatiques à tous les niveaux, dans le respect de la culture et des intérêts fondamentaux de chaque nation.
Dans le contexte de l’élection présidentielle de 2017, l’Ifri a par ailleurs mené à bien un travail de réhabilitation de la notion d’intérêt national, entendu dans une acception suffisamment large pour agréger dans une sorte d’indice virtuel des intérêts tangibles et intangibles (les valeurs) qui entrent souvent en concurrence . L’analyse de l’intérêt national oblige là encore à raisonner sur différentes échelles de temps.
Une huitième et dernière remarque enfin : comment ces chercheurs qu’on a appelés think-tankers sont-ils formés ? En 1976, dans le cadre du déménagement de l’Ecole polytechnique à Palaiseau, une commission dont j’assumais la présidence avait proposé la création d’un institut des sciences de l’action qui aurait pu jouer ce rôle. Ce projet est mort-né pour des raisons politiques. Peut-être, mieux préparé, renaîtra-il un jour. En tout cas, il n’y a pas de parcours type pour devenir think-tanker. Certains viennent de l’histoire, de la sociologie, de l’économie ou des sciences politiques ; d’autres des mathématiques ou de la physique, et j’en passe. En fin de compte, il s’agit d’un métier pluridisciplinaire aux confins de l’action, centré sur le moyen terme et donc, en quelque sorte, sur la pâte humaine vivante. Dans la réalité française d’aujourd’hui, nombreux sont les think-tankers parmi les plus reconnus dans le domaine des relations internationales qui ont été formés à l’Ifri, bien que l’Ifri ne soit pas une école. Ce n’est pas le moindre des services qu’il a rendu à la collectivité.
Finalement : que fait vraiment l’Ifri ?
Avant de conclure, je veux revenir succinctement sur la relation entre l’Ifri et ses parties prenantes (en anglais stakeholders). Il s’agit fondamentalement d’une relation d’influence. Encore faut-il la préciser, car il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour voir que le champ sémantique du mot « influence » est très vaste, et que ses connotations peuvent être fort négatives, comme lorsqu’on parle de trafic d’influence, souvent à propos de personnalités associées au monde politique et plus ou moins actives dans celui des « affaires ». D’où l’importance de préciser conceptuellement la nature positive de l’influence exercée par un think-tank comme l’Ifri. A cette fin, je résumerai en quelques mots un texte substantiellement plus développé auquel le lecteur pourra se reporter . On dira qu’une personne physique ou morale A exerce une influence sur une personne B dans un cadre opérationnel précis (par exemple : telle entreprise doit-elle investir dans l’Arabie Saoudite de Mohammed ben Salman ? ou encore : comment évaluer les cyber-risques que font peser sur les Etats démocratiques la Russie ou la Chine ?) si la manière de penser (donc d’analyser et de prévoir) de A modifie celle de B. L’influence est d’abord une question d’attention et, à la longue, B restera attentif à ce que lui dit A (et a fortiori contribuera à son financement) si et seulement si A a bonne réputation, ce qui renvoie à ma cinquième remarque ci-dessus à propos de l’art de la prévision. La communauté internationale des think-tanks est très compétitive, et l’on ne peut y survivre qu’en luttant en permanence pour l’excellence. Un think-tank non compétitif ne saurait en effet durer que par des financements de complaisance.
Si j’ai beaucoup eu recours dans les pages précédentes au vocable think-tank, c’est à la fois pour des raisons historiques et parce que les gens du métier s’y reconnaissent. Mais comme je l’ai noté précédemment, il est aujourd’hui galvaudé et ne correspond guère pour le grand public à la définition exigeante que j’en ai donnée. Il me paraît donc utile, pour conclure cette présentation du métier de l’Ifri, quarante ans après sa création sur les ruines du Centre d’études de politique étrangère fondé en 1935, d’en donner en quelques lignes un résumé dépourvu d’anglicisme :
L’Ifri est une plateforme d’études (analyse et prévision) et le débats sur les pays qui constituent la trame du monde contemporain, et sur leurs relations. Il occupe aujourd’hui une place majeure, reconnue par ses pairs dans un réseau transnational compétitif – d’origine centenaire – d’institutions ayant le même objet. Sa gouvernance, la diversité de ses financements et son cadre déontologique établi par sa charte, garantissent son indépendance et le respect des valeurs qui l’animent. Ses équipes sont constituées de chercheurs professionnels. Leurs travaux visent à éclairer les décideurs publics ou privés dont l’activité a une dimension internationale essentielle. La culture de l’Ifri repose largement sur la transversalité et la coopération entre ses équipes, rendues de plus en plus nécessaires par la complexité du système international. L’Ifri veille à toujours œuvrer dans le sens et au profit de l’intérêt général. Ainsi, il contribue par son influence, en France et à l’étranger, à l’animation et à la structuration du débat public sur les grandes questions planétaires, en vue du renforcement dans la durée d’un monde raisonnablement ouvert et pacifique.
Ainsi se définit l’Ifri à l’âge de 40 ans. Ainsi entend-il renforcer sa position dans les prochaines décennies, qui verront la concurrence acharnée entre les Etats-Unis et la Chine pour l’accès à la primauté ; la poursuite et l’approfondissement de la révolution numérique avec peut-être de nouvelles ruptures technologiques, notamment dans le domaine de la santé ou celui des armements ; des mutations sociales, économiques et politiques sans précédent sur tous les continents ; l’aggravation de problèmes globaux comme le changement climatique et l’environnement ; de grands mouvements de population ; et encore la poursuite plus ou moins heureuse d’efforts de constructions régionales capables de tenir tête aux deux superpuissances du XXIe siècle, à commencer par l’Union européenne. Mais quoiqu’on puisse dire aujourd’hui de l’avenir à long terme, il nous réserve à coup sûr des accidents de parcours, des guerres et toute sorte de surprises au moins aussi grandes que celles dont l’Ifri a été le témoin actif au cours d’une existence déjà inscrite dans la durée de l’histoire.