L’Amérique nous divise-t-elle ?
Texte publié dans Michel Rocard et Nicole Gnesetto (dir.), Notre Europe, Paris, Robert Laffont, 2008
Les relations transatlantiques ont été façonnées par un double héritage : celui de l’expérience individuelle de chaque pays européen avec le Nouveau Monde et celui de la guerre froide. Il en résulte une double série d’histoires et de représentations géopolitiques qui interfèrent, de sorte qu’au début du XXIe siècle, la diversité caractéristique de la culture de l’Union européenne (UE) se projette inéluctablement dans ses relations avec les États-Unis. Ainsi les États-Unis nous divisent-ils dans un double sens. D’une part, parce que nous sommes divisés entre nous vis-à-vis d’eux. D’autre part, parce qu’ils sont en mesure d’exploiter cette situation. En fait, les deux n’en font qu’un. Si l’Europe est manipulée – non seulement d’ailleurs par l’Amérique mais aussi par la Russie ou par la Chine – c’est qu’elle est manipulable. Et si elle est manipulable, ce n’est pas à cause du cynisme des manipulateurs, mais parce que la fin de la « guerre civile européenne », tout en devant beaucoup au projet d’« intégration fonctionnelle » issu des traités de Rome de 1957, est loin d’avoir scellé l’unité de l’Europe. Incidemment, on peut se demander si cette « guerre civile européenne » est vraiment terminée. L’affaire du Kosovo illustre bien la complexité de notre sujet. Il est manifeste que son indépendance est la conséquence d’une volonté américaine proclamée unilatéralement dès 1999 ; et que l’intervention de l’OTAN contre la Serbie, cette année-là, fut décidée à Washington. Pour autant, depuis l’ère Milosevic, il est clair que les Européens n’ont même pas cherché à prendre eux-mêmes en charge un problème qui était pourtant le leur. Il est trop facile de dire que nous avons été divisés par Washington. Nous avons surtout été passifs et incapables de comprendre que l’État fédéral créé en 1992 serait voué à l’éclatement et de nous représenter correctement la politique de la Russie qu’il est naïf d’imputer à un comportement systématiquement négatif de l’héritier de l’URSS. Sur un mode moins dramatique, il est piquant de constater qu’au sommet de Bucarest (avril 2008), la Grèce a opposé un veto à l’entrée de la Macédoine dans l’OTAN, au motif qu’elle s’estime propriétaire du nom de Macédoine.
En vérité, en tant qu’unité politique, l’Union européenne est encore une pousse extrêmement fragile. Ses contours sont structurellement indéterminés ; sa cohésion interne demeure faible car la diversité – à ne pas confondre avec l’hétérogénéité – est un critère insuffisant d’unité ; son organisation (les institutions) reste bancale, malgré les progrès du traité de Lisbonne. Certes, les États-Unis considèrent l’Union comme une institution internationale complémentaire de l’OTAN et poussent à son élargissement maximum, mais leur responsabilité n’est pas directement engagée sur les deux autres points (la culture et l’organisation). L’ambiguïté des relations transatlantiques devrait donc perdurer, et les progrès d’une « politique européenne de sécurité et de défense » ne pourront qu’être lents.
Ceci nous conduit au sujet des rapports de l’UE en tant que telle avec la superpuissance. Stricto sensu, ce sujet est vite épuisé, car la relation américano-européenne reste largement basée sur le bilatéral. Les seuls domaines où les relations entre les États-Unis et l’UE apparaissent charpentées sont le commerce ou encore la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. Il existe bien des structures de concertation, réunions de groupes ad hoc, ou sommets annuels, mais leur portée est extrêmement limitée. Les sommets, notamment, peuvent donner l’occasion de propositions ambitieuses comme, en avril 2007, celle d’Angela Merkel pour un nouveau partenariat économique transatlantique, avec l’idée de la création à terme d’un grand marché commun. En réalité, le « bilatéralisme transatlantique » se heurte à l’inexistence d’une véritable politique étrangère commune, en raison des divisions dont nous avons précédemment parlé. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer les efforts entrepris au sein de l’UE non pas pour unifier ce qui ne peut pas (ou pas encore) l’être, mais pour éviter des écarts entre les politiques étrangères individuelles des États membres. Pour des raisons idéologiques, certains atlantistes avancent périodiquement l’idée qu’il faudrait jeter les jalons d’une véritable Union transatlantique, dont un marché commun constituerait un premier volet. Pareil projet ne saurait pourtant qu’être voué à l’échec dans l’avenir prévisible. On a vu que l’UE elle-même souffre de la faiblesse des deux piliers constitutifs d’une unité politique digne de ce nom, à savoir une culture et une organisation communes. Tout le pari de l’UE en tant que projet géopolitique repose sur la consolidation progressive de ces deux piliers. En ce qui concerne le transatlantique, on en est au degré zéro. Dans le domaine de la sécurité, les Américains voudraient que tout passe par l’OTAN, une volonté qui se heurte, en Europe, à ceux qui n’ont pas entièrement renoncé à la mise en place d’une défense européenne dotée d’un minimum d’identité. Pour le reste, il n’existe aucune institution commune.
Quant à la culture, l’hétérogénéité propre à l’Europe s’étend avec un effet grossissant à l’espace transatlantique. Voici deux exemples. Les États-Unis sont un pays théoriquement laïc mais où le conservatisme religieux continue de jouer un rôle considérable. Ainsi Mike Huckabee, un candidat non négligeable à l’investiture républicaine en 2008, a-t-il pu nier la théorie de l’évolution sans susciter de remous. Une situation difficilement concevable en Europe où l’on est prompt à fustiger pareil « obscurantisme », lorsqu’il est manifesté par des musulmans. Autre exemple : le « modèle social ». Au début des années 2000, il était à la mode de proclamer la victoire du « capitalisme anglo-saxon » contre le « capitalisme rhénan », selon la terminologie de Michel Albert, d’où l’on a conclu à celle de « modèle social américain », marqué par le choix de l’efficacité, au détriment de l’égalité. Mais de nombreux pays d’Europe continentale n’en sont pas restés là. Ils ont entrepris de chercher à combiner l’efficacité de l’économie de marché avec une concurrence plus organisée et une plus grande justice sociale. Ces tentatives ont connu un réel succès dans l’Europe du Nord. À mesure que la construction européenne se consolidera, il est vraisemblable qu’un « modèle social européen » nettement distinct du « modèle social américain » émergera. Là encore, c’est une question de culture.
Deux autres raisons conduisent également à penser que l’émergence d’une Union transatlantique est peu vraisemblable à l’horizon prévisible. D’abord, aucune force organisée ne pousse dans cette direction, surtout aux États-Unis. Ensuite, aucune union n’est viable lorsqu’une des parties domine de façon écrasante les autres. Il est vrai qu’une grande inégalité de situations existe au sein de l’UE, mais aucun pays n’y domine l’ensemble et les règles du jeu permettent à tous les États membres de préserver leurs intérêts essentiels.
En définitive, il est facile de voir que c’est la démesure de l’Amérique qui nous divise. Depuis son entrée sur la scène européenne en raison de la Première Guerre mondiale, elle ne s’est jamais située sur le même plan que nous. En 1918, elle a cru possible de faire prévaloir un concept de « sécurité collective », une nouvelle manière de pratiquer les relations internationales. Son opinion publique n’a pas suivi et elle a alors pensé pouvoir s’isoler. La Seconde Guerre mondiale l’a rappelée à la réalité. La période suivante a été marquée par le moment soviétique et le monde bipolaire. Avec la chute de l’URSS, les États-Unis sont restés seule superpuissance. Sans revenir à un impossible isolationnisme, ils n’ont conçu aucun projet pour prendre le leadership dans la recherche d’une nouvelle gouvernance mondiale. La présidence de Bill Clinton n’a donné lieu à aucune initiative majeure. Même sur la question israélo-palestinienne, l’hôte de la Maison-Blanche a échoué, car il s’y est pris beaucoup trop tardivement.
Quant à la présidence de George W. Bush, elle restera sans doute comme l’un des épisodes les plus calamiteux de toute l’histoire des États-Unis. Après le 11 septembre 2001 Washington s’est lancé dans la stratégie la plus unilatéraliste, allant jusqu’à afficher son mépris pour l’OTAN quand ses partenaires se montraient disposés à mettre en œuvre l’article 5 du traité de l’Atlantique nord. Il est inutile de revenir ici sur le fiasco irakien, conséquence d’une approche complètement idéologique de la situation au Moyen-Orient.
Plus fondamentalement les États-Unis, qui ont toujours manifesté leur peu d’enthousiasme pour le droit international dès lors qu’il crée des obligations applicables à eux-mêmes, n’ont manifesté aucun intérêt pour le maintien et l’approfondissement des institutions bi- ou multilatérales héritées de la guerre froide comme les traités d’arms control au sens large du terme. Une grande partie des tensions avec la Russie post-soviétique vient de là. Washington n’a pas voulu signer le Test Ban Treaty (CTBT) ou, dans le domaine climatique, ratifier le protocole de Kyoto. Après avoir signé le traité de Rome établissant la Cour pénale internationale (en décembre 2000), les États-Unis ont dénoncé leur signature en juin 2002. Sur le premier point, il est piquant de voir aujourd’hui de grandes figures de l’establishment diplomatico-sécuritaire américain comme Henry Kissinger, George Schultz ou encore William Perry militer pour l’abolition totale des armes nucléaires sur la planète. Quelle crédibilité une telle campagne peut-elle avoir, compte tenu du passé ?
La démesure a en réalité une double dimension. D’une part, la conviction implicite que les Américains ont les moyens idéologiques, économiques et militaires d’établir leur ordre sur la planète. Son intensité a culminé au lendemain de la chute de l’URSS. Il n’est pas sûr que les déboires au Moyen-Orient ou la montée en puissance de la Chine soient suffisants pour induire une remise en question radicale de la vision sur laquelle repose cette conviction. La seconde dimension est militaire. Le syndrome du missile gap, après le premier spoutnik dans les années 1950, fut à l’origine de la première course aux armements. En 1990, puis en 2003, l’administration américaine a trompé le monde sur les capacités de Saddam Hussein. Depuis quelques années, elle cherche à accréditer l’idée que l’Iran représente une menace mondiale majeure et s’appuie sur cette affirmation pour relancer une nouvelle course aux armements via le déploiement de système antimissiles, hors de tout cadre multilatéral comme au temps de la guerre froide. L’exagération et la dramatisation font partie, depuis des lustres, de la culture américaine dans le domaine de la politique internationale.
George W. Bush a réussi à faire la quasi-unanimité contre lui en Europe, où l’on s’est rapidement convaincu que son successeur ne pourrait qu’améliorer les choses. Mais le propre d’une culture, c’est de durer. Aussi longtemps que les Américains resteront unis derrière leur drapeau quoiqu’il arrive, et que le pays restera suffisamment puissant économiquement pour continuer à supporter le coût du maintien et même du développement de l’hyper-puissance militaire, la Maison-Blanche ne changera pas fondamentalement de style. Les États-Unis continueront de contrer impitoyablement toute force susceptible de menacer leur primauté. Avant le 11 septembre, leur doigt était pointé sur la Chine, et là l’histoire ne fait sans doute que commencer. Les circonstances peuvent cependant les conduire occasionnellement à emprunter une approche plus coopérative.
La Vieille Europe a trop souffert de la démesure à travers les siècles pour suivre inconditionnellement l’Amérique. Voilà pourquoi la special relationship n’a aucune chance de déborder durablement le cadre anglo-saxon et, même dans ce cadre, la tragédie de l’exemple irakien en a montré les limites. L’Union européenne n’est ni pacifiste, ni va-t-en-guerre. Le soft power qu’elle a réussi à développer pendant son premier demi-siècle d’existence repose sur son sens de la mesure, ancré dans une histoire douloureuse. Pour consolider et approfondir cette forme de puissance, elle devra cependant améliorer son efficacité en construisant pas à pas la politique étrangère, de sécurité et de défense qui lui fait encore largement défaut. À cette fin, elle devra tirer parti du meilleur du savoir-faire et des ressources des pays membres, et apprendre à mieux cheminer sur une arête étroite, puisqu’il lui faudra agir davantage en affirmant sa propre culture de modération, tout en évitant d’affronter les États-Unis et en essayant, autant que possible, de les influencer. Toute autre voie conduirait à l’éclatement de l’Union européenne, la pire des hypothèses pour l’Europe elle-même et pour le monde.