Jean Ullmo
Publié dans La Jaune et la Rouge, février 1981
La vie de Jean Ullmo est tout entière inséparable de l’École polytechnique. Après une scolarité brillante au lycée Janson, il y est reçu en 1924, âgé de dix-huit ans. À la sortie de l’X, son père, qui avait quitté l’Alsace pour rester français, est à la tête d’une affaire prospère de négoce international. Il lui propose de prendre sa suite. Jean Ullmo préfère se vouer à la science, renonçant délibérément à toute idée de carrière. À cette époque, devenir « chercheur », surtout lorsque l’on n’était pas universitaire, était un choix particulièrement courageux. Pour ce rationaliste, les mathématiques et la physique théorique sont alors les valeurs suprêmes. Son échelle de valeurs se modifiera sensiblement par la suite.
De 1926 à 1934, il travaille au laboratoire de Paul Langevin, à côté notamment d’Edmond Bauer. Il s’attaque aux problèmes les plus difficiles de la théorie des quanta, alors en plein développement. Très tôt, il prend conscience du pouvoir unificateur de la théorie des groupes en physique. Il donne une interprétation remarquée des équations de Dirac et soumet à une analyse serrée le théorème de von Neumann sur l’impossibilité de réduire la mécanique quantique au déterminisme par l’adjonction de « paramètres cachés ». Ces travaux le conduisent en particulier à une réflexion approfondie sur le déterminisme et la causalité.
C’est en 1934 qu’il revient à l’École comme répétiteur d’analyse. Il ne la quittera plus jusqu’à sa retraite en 1974, après avoir été successivement maître de conférences, examinateur des élèves et, après les réformes de 1968, président du département de mathématiques appliquées, puis du département de sciences économiques créé en 1973.
En 1934, Jean Ullmo prend soudain conscience de la gravité de la situation internationale et décide de ne plus vivre dans la « tour d’ivoire » que suppose l’exercice de la physique théorique, lorsque l’on veut se situer à son plus haut niveau. Ses travaux portent désormais sur deux domaines principaux, la philosophie des sciences et l’économie.
En philosophie, son maître est Léon Brunschvicg. Sa pensée doit également beaucoup à ses échanges avec Gaston Bachelard. Pendant plus de quarante années, il réfléchit sur les rapports entre l’esprit et la matière. À dix-huit ans, il pensait que la raison domine la matière. Une des grandes découvertes de sa vie fut qu’en définitive la matière défie la raison. Il aimait à évoquer l’image du vêtement : la raison est un vêtement sur mesure, convenant à la nature. Mais la nature force à changer de vêtement. Cela est contraire à l’idée de raison pure, a priori. D’où l’importance de la distinction entre la raison constituée (ensemble articulé de règles valables à un instant donné) et la raison constituante qui permet de passer d’une raison à une nouvelle raison par ce que Louis de Broglie a appelé les « sauts périlleux de l’esprit ».
Très tôt, Jean Ullmo s’intéresse aux sciences humaines, et notamment à la psychanalyse et à l’anthropologie. Là aussi, il apparaît qu’en l’homme coexistent plusieurs dimensions de l’esprit. Par exemple, le domaine de l’inconscient échappe à la raison, mais a une certaine structure (« le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », si l’on peut citer Pascal à propos de structuralisme…). Il comprend la généralité du principe de cohérence, sous-jacent même à l’irrationnel. On retrouve ainsi l’idée de groupe dans le structuralisme.
Jean Ullmo laisse plus de vingt articles sur l’épistémologie et la philosophie des sciences, et en particulier un grand livre – devenu classique – La Pensée scientifique moderne, publié en 1958 et réédité en 1981 .
C’est en 1937, année où il entre au conseil d’administration d’X-Crise , que Jean Ullmo publie ses premières heures en économie. La modernité de ses contributions de 1937 et 1938 frappe aujourd’hui, que l’on se place au niveau de la théorie ou de l’application à la politique économique. Ses travaux inspirent en novembre 1938 la rédaction des décrets-lois de Paul Reynaud, alors ministre des Finances. Il se démarque puissamment des économistes, notamment des polytechniciens sous l’influence de Clément Colson, voués à un libéralisme absolu. Il ne renoncera jamais complètement à sa foi dans le triomphe final de la raison dans la société. Il placera le désespoir considérable dans la planification, avec, dans les années 1960, les idées de partage concerté des fruits de la croissance et de politique des revenus.
Mais il savait aussi mieux que quiconque la fragilité et la réversibilité du progrès, entendu comme l’élargissement, l’approfondissement et l’extension de la raison à de nouveaux domaines (et d’abord à la société). Il avait du progrès une vision fondamentalement lucide et responsable.
Après la guerre, une partie importante de son œuvre en économie porte sur la réhabilitation de la notion de profit, qui donne lieu à un beau livre publié en 1969 .
Jean Ullmo fait la guerre comme capitaine du génie, puis la Résistance comme chef militaire en Dordogne Sud, où beaucoup se souviennent encore de « Monsieur Jean ». Il obtient la Croix de guerre et, en 1945, la Légion d’honneur au titre de la Résistance. Il évoquait souvent cette époque où il développa des amitiés essentielles. C’est à ce moment en particulier qu’il approfondit sa réflexion sur l’antisémitisme sur lequel il nous laisse un beau texte .
À la Libération, il contribue à la création de l’École nationale d’administration (ENA) où il enseigne l’économie pendant quelques années. Il oriente quelques-uns de ses meilleurs élèves de l’X vers le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). En 1959, il est – avec son grand ami Louis Armand, qui préside alors le conseil de perfectionnement de notre École – l’un des artisans de la réforme de l’enseignement des mathématiques à l’X, qui se manifeste par la nomination de Laurent Schwartz. En 1967-1968, il plaide pour la diversification de l’enseignement à l’École et l’introduction de « voies d’approfondissement » et d’options. Il pense nécessaire d’abandonner l’idée courante qu’il existe un stock de connaissances que tout polytechnicien doit obligatoirement posséder. Il estime plus important de susciter l’enthousiasme des élèves, ce qui suppose des choix, le renoncement à l’encyclopédisme, la notion de travail personnel, le va-et-vient entre l’abstrait et le concret, la théorie et la pratique. L’enseignement de l’X doit être « supérieur », c’est-à-dire que les élèves doivent être en contact avec la science qui se fait, sans se contenter d’une science morte. Jean Ullmo lutte pour un meilleur équilibre dans l’enseignement entre la méthode « axiomatique » et la méthode « problématique », plus proche du concret. Il met en œuvre ses idées en organisant un enseignement de « mathématiques appliquées à la décision et à la gestion ». En particulier, il tient à ce que le corps enseignant soit composé à la fois de « techniciens » et de « praticiens ». Le succès auprès des élèves est éclatant.
Jean Ullmo est alors persuadé qu’en orientant désormais une fraction importante des élèves vers l’économie et la gestion, entendues au sens le plus noble du terme, il sert les intérêts du pays, autant qu’en 1950 quand il les incitait à faire de la physique. Son action aboutit en 1973 à la création du département de sciences économiques. Quand il prend sa retraite, un an plus tard, il est fait grand officier de l’ordre national du Mérite. Il quitte l’École, convaincu qu’elle est sur la bonne voie, que l’X d’aujourd’hui est infiniment supérieure – qu’il s’agisse des enseignés, des enseignants et du contexte social – à ce qu’elle fut dans l’entre-deux-guerres.
Pour parler vraiment de Jean Ullmo, il faut aussi fermer les livres. Cet amoureux de la France, de ses valeurs, de sa culture, était d’abord une personne d’une qualité exemplaire. Repérer des hommes de valeur, les orienter, les encourager, les aider : ainsi se représentait-il son rôle. Il leur donnait son temps et ses idées, gratuitement, discrètement. Il leur faisait cadeau de sa sérénité. Quand il s’agissait de recueillir les bénéfices, il s’effaçait. Chez l’autre, il voyait toujours le positif qui mettait en valeur. Sa culture universelle ne l’empêchait pas, pour ceux auxquels il était attaché, d’être attentif aux plus petits détails. Athée, il était étrangement proche de la foi. L’après-midi de sa mort est à l’image de sa vie. C’est au cours d’un de ces nombreux séminaires qu’il marquait de sa présence, entouré de beaucoup d’amis et d’anciens élèves, après une intervention pénétrante, qu’il fut frappé d’un malaise. Sa principale préoccupation fut alors de ne pas gêner les autres.
Jean Ullmo est mort. Mais cet être rayonnant, ce seigneur de la pensée et cet homme de bien reste une référence pour ceux qui ont eu le privilège de le connaître. À travers ces témoins, son message vit.