Ignorance est mère de tous les maux
François Rabelais. Texte publié dans À quoi sert le savoir, Paris, PUF, 2011
Les grands maîtres de notre tradition humaniste, comme Rabelais ou Montaigne, nous ont appris que le savoir, « ça sert d’abord à former le jugement », et qu’une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine. À deux siècles de distance, le prince de Talleyrand, qui s’y connaissait, distinguait clairement le savoir, le savoir-faire et le savoir-vivre, et n’hésitait pas à conclure que des trois, le plus important est le savoir-vivre. On a envie d’ajouter : à condition d’avoir les deux autres. Dans le même genre, Diderot observait : « L’ignorance et l’incuriosité sont deux oreillers fort doux ; mais pour les trouver tels, il faut avoir la tête aussi bien faite que Montaigne. » Quand on parle du savoir, on pense aussitôt à l’éducation, à « l’institution des enfants », comme disait l’auteur des Essais. L’éducation doit s’attacher à former l’esprit et le corps des jeunes, de façon équilibrée, afin d’établir un rapport sain et donc naturel entre savoir, savoir-faire et savoir-vivre, dont le degré d’harmonie joue un rôle décisif pour une vie réussie.
Je me limiterai ici à quelques commentaires sur le savoir stricto sensu. L’éducation repose sur un tronc commun dont l’énoncé, pour être banal, n’en est pas moins fondamental. Cela commence par la maîtrise d’une langue de culture afin de pouvoir s’exprimer avec précision, par oral ou par écrit. Une langue de culture est porteuse d’une grande littérature. Pour acquérir une telle langue, les penseurs de la pédagogie n’ont encore rien trouvé de plus convaincant que d’exposer les élèves à ses meilleurs auteurs, ceux qui sont consacrés par le tribunal du temps. Une grande littérature est universelle, c’est-à-dire que l’on y trouve traités, comme dans une sorte de puzzle où les pièces sont en relation les unes avec les autres, toutes les interrogations sur la condition humaine.
Après la langue, l’histoire. Je crois que pour accéder à l’histoire des autres, il faut commencer par bien comprendre celle de son propre peuple, non pas pour exacerber un quelconque ethnocentrisme, mais au contraire parce que là encore l’histoire particulière d’un vieux peuple introduit à toutes les facettes du comportement des sociétés humaines. L’identité d’un peuple s’exprime par sa langue et par son histoire, et seul un peuple au clair avec son identité peut s’ouvrir sereinement aux autres et jouer un rôle actif dans des constructions géopolitiques orientées vers la paix et non pas vers la guerre. Je pense à celui de la France dans la construction européenne.
À côté des savoirs identitaires majeurs – qui conjointement constituent au sens propre un bouillon de culture, propice au développement de « l’esprit de finesse » tout au long de la vie –, il faut mettre l’accent sur les mathématiques et les sciences de la nature. Les premières sont la voie royale pour accéder à « l’esprit de géométrie » et à l’abstraction, même s’il en existe d’autres comme la philosophie ou le droit, mais l’apprentissage de ces disciplines demande davantage de maturité au départ. Soulignons également qu’un minimum de connaissance d’arithmétique est fort utile, au sens le plus pratique du terme, dans la vie ordinaire. Quant aux sciences de la nature (physique, chimie, biologie…), elles visent d’abord à regarder autour de soi, puis à raisonner sur ce que l’on voit. « Nature est un doux guide », nous dit encore Montaigne, et il faut apprendre à le suivre.
À partir d’un tronc commun solide, on peut élargir la perspective pour approfondir les connaissances initiales et pour aborder d’autres savoirs, en fonction de ses goûts ou de ses besoins. L’idée d’utilité se rapporte en effet aux uns comme aux autres. L’apprentissage d’une langue étrangère, par exemple, est affaire de plaisir ou de nécessité, souvent les deux. L’essentiel est de comprendre que toute personne prenant au sérieux l’honneur de vivre ne cessera jamais de se cultiver et d’acquérir de nouvelles connaissances, en fonction de ses recherches intérieures, ou bien de la nécessité pratique de maîtriser des outils pour atteindre des objectifs clairement définis. La question de l’utilité de tel ou tel savoir particulier a autant de réponses que d’individus. En 1976, le géographe Yves Lacoste a fait sensation en publiant chez Maspéro un livre intitulé : La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre. On peut aussi bien soutenir la thèse inverse, comme pour tout autre savoir. Qui oserait dire que la physique, « ça sert d’abord à faire des armes de destruction massive » ?
Deux remarques pour conclure. La première pour souligner l’extrême importance des humanités, dont l’utilité est en définitive d’apprendre à penser par soi-même. L’idéologie et l’inculture engendrent l’intolérance et le fanatisme. Ce n’est pas le savoir, mais l’obscurantisme et l’ignorance qui forgent les identités meurtrières. La deuxième concerne les risques liés à l’extrême morcellement des savoirs, une tendance que l’on a vu s’affirmer au XXe siècle. Les savoirs, comme les cultures, doivent tendre vers l’ouverture. Le temps n’est plus aux Pic de la Mirandole, mais à un encyclopédisme renouvelé, pour contrecarrer les deux maladies de l’ère de la mondialisation : l’uniformisation qui écrase les cultures, la fragmentation qui génère l’incompréhension.