L’Europe devrait prêter davantage attention au Sud global
Interview pour Le grand entretien, NewAfrican et Globalafrica Telesud par Hichem Ben Yaïche le 22 février 2025
Fondateur de l’IFRI, le politologue Thierry de Montbrial publie L’Ère des affrontements. Il considère que la France et l’Europe doivent retrouver de l’intérêt pour l’Afrique, tandis que Donald Trump bouscule le jeu diplomatique mondial.
À l’IFRI (Institut français des relations internationales), une nouvelle génération est aux commandes. Une manière d’assurer la pérennité de votre Think tank ?
J’ai créé une institution reconnue partout dans le monde. Oui, bien sûr, il est très dangereux que l’on se concentre sur une seule génération que ce soit les deux extrêmes les jeunes ou les vieux !
Avec la complexité du monde et des relations internationales, comment adapter vos outils d’analyse face à cette réalité ?
L’une des caractéristiques fondamentales de l’IFRI est qu’elle fait travailler des chercheurs préoccupés par une analyse objective, que j’appelle réaliste, des problèmes mondiaux qu’ils étudient. On leur demande d’éviter toute idéologie. Leurs opinions personnelles ne doivent pas compter.
Ils essayent de comprendre objectivement ce qui se passe dans le monde. Pour cela, il faut voyager, aller sur le terrain, lire et rencontrer les gens. Avant l’IFRI, j’avais fondé le Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie du ministère français des Affaires étrangères. J’ai passé ma vie à voyager. C’est extrêmement important pour comprendre les choses et je me méfie des commentateurs en chambre !
Puis, nous sommes en relation permanentes avec tous nos pairs, c’est-à-dire que nous devons connaître dans le monde entier les spécialistes, les connaisseurs des mêmes problèmes. Sinon, on parle en l’air ! Voilà quelques-unes des conditions essentielles pour être chercheur à l’IFRI.
Les pays du Sud devraient s’organiser pour développer un concept de solidarité réelle entre l’Europe et les pays africains. Ce n’est pas le cas ; et l’Europe n’a pas eu de stratégie.
Le livre « l’Ère des affrontements » est un livre de référence qui s’ancre dans le temps long et évoque des dimensions géopolitiques qui façonnent le monde. Pour écrire ce livre, quel a été le plus difficile pour vous ?
Ce qui me préoccupe depuis longtemps, c’est d’abord les commentaires et les analyses qui peuvent être faites sur tel ou tel sujet en ignorant les interactions avec d’autres sujets. Ce que j’ai essayé de faire avec une certaine rigueur, c’est de montrer la complexité d’ensemble que tous les sujets, que ce soit la guerre en Ukraine ou à Gaza, ne sont pas isolés. Ils sont en interaction. Il en est de même pour ce qui se passe en RD Congo, avec le Rwanda.
C’est la figure globale de la politique qui interagit avec l’économie et la technologie. Il faut montrer l’interaction de tous ces phénomènes sur la durée. Si vous voulez connaître la situation du monde en 2025, il vous faut remonter au moins à la période de la chute de l’Union soviétique, à la fin des années 1980 et au début des années 1990.
Pour certains sujets comme l’islamisme politique, en 1979, c’est la révolution en Iran et ensuite le début de la guerre d’Afghanistan. Il faut avoir tout cela en tête, si on veut sérieusement comprendre le monde où nous vivons aujourd’hui. La deuxième préoccupation, c’est de mettre à l’écart, dans toute la mesure possible, l’idéologie où l’on ramène tout à la lutte du Bien contre le Mal. Le prisme déformant de l’idéologie mène souvent sur des fausses pistes.
Nous assistons aujourd’hui dans le monde à un désordre et une crise multiforme semble s’installer. Le processus est accéléré par le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Comment analysez-vous cette situation ?
Le désordre mondial est certes accéléré par Donald Trump, mais il existait déjà. On s’attendait à ce qu’il se développe. Il ne faut pas lier cette crise mondiale à un homme. Le point de départ de ce désordre est très clairement la chute de l’Union soviétique, qui n’était pas seulement la chute du communisme mais aussi celle du dernier empire du XXe siècle après celles des grands empires après la Première et puis la Seconde Guerre mondiale.
La chute d’un empire a des effets majeurs qui s’étendent sur des décennies. La guerre en Ukraine en est l’une des conséquences. C’était prévisible, mais les gens n’ont pas voulu le voir ! Parce qu’ils étaient encombrés par l’idéologie de la propagation de la démocratie et de l’économie du marché qui allaient immédiatement se répandre et produire ses bénéfices dans le monde.
Le développement des technologies et du numérique depuis les années 1960 a contribué à l’accélération des crises. Il faut donc situer tout cela dans cette perspective historique. L’autre point essentiel, c’est la montée de la Chine. Au moment de la chute de l’Union soviétique, les Chinois étaient extrêmement prudents parce qu’ils voulaient être en bons termes avec tout le monde, pour mieux consolider les débuts de leur développement.
L’arrivée de Donald Trump bouscule la géopolitique mondiale. La « méthode Trump » est-elle une menace ou un atout pour secouer les inerties ?
Il ne faut pas trop personnaliser sur Trump. Certes, il est important, mais les choses étaient déjà en cours. Le système était déjà menacé. Les crises actuelles découlent des systèmes de gouvernances qui se sont installés progressivement dans le temps à travers les grands ensembles mondiaux.
Il y avait une sorte d’équilibre des forces à l’époque de la guerre froide, mais ce n’était pas vraiment un ordre. Il y avait une sorte d’équilibre très largement lié à la dissuasion nucléaire. Le multilatéralisme qui était surtout en vigueur à l’intérieur du camp occidental.
Ce qui est vrai, c’est qu’avec la chute de l’Union soviétique, la montée de la Chine et les développements technologiques, le système international s’est effrité. L’idéologie de la mondialisation des années 2000 s’est également évaporée. Avec la montée de nouvelles puissances avec des cultures très différentes où chacun voulait sa part de gâteau.
Par conséquent, les guerres actuelles sont des phénomènes qui se greffent sur cette toile de fond morcelée. Donald Trump est un transgresseur qui rompt avec tous les codes. Je pense à l’expression canadienne « brosser le bateau », c’est-à-dire le secouer. Donald Trump « brosse le bateau », puis rajoute une couche, pour parler franc, sur les différents sujets avec des sorties et des insultes qui accablent et chargent des personnalités comme Volodymyr Zelensky !
À votre avis, qu’est-ce qu’on n’a pas compris dans cette affaire ukrainienne ? Pourquoi cette radicalisation des comportements et cette « obsession Poutine » ?
L’Europe est l’un des sujets fondamentaux qui me préoccupe. La chute de l’Union soviétique a conduit à un élargissement brutal de la communauté européenne. Nous avons trop rapidement augmenté d’une douzaine le nombre des pays membres après la chute du mur de Berlin. L’hétérogénéité de la construction l’a fragilisé. Je le dis aujourd’hui plus fortement que jamais. Nous avons un ensemble de pays qui, en réalité, ne forme pas une unité. Chacun, en particulier les nouveaux pays membres post-Guerre froide, songe fondamentalement à ses intérêts propres.
Ce qui se comprend bien pour les pays Baltes par exemple, qui se sont libérés du joug soviétique. Chacun est en rapport avec son histoire. C’est aussi le cas de la Pologne. Mais les histoires nationales, en particulier les préoccupations des pays du Sud, ne sont pas les mêmes. Les pays Baltes, par exemple, s’intéressent peu à ce qui se passe en Afrique. Inversement pour les pays du sud de l’Europe, la relation avec la Russie n’est pas du tout de même nature que pour les pays du Nord. Nous avons donc un ensemble extrêmement hétérogène. Nous faisons semblant de croire que tout cela forme un ensemble et que nous pourrons, par conséquent, parler de l’identité, de la défense et de la sécurité de l’Europe !
Pour sortir de ce dilemme existentiel, l’Europe est-elle face à une opportunité à saisir ?
Il faudrait remettre les choses à plat. Je vois une perspective d’ensemble toujours très idéologique et très éloignée de la prise de conscience qui devrait être la nôtre à tous. Ce qui est en jeu, c’est la survie même de l’Union européenne. L’hétérogénéité est un problème fondamental pour l’unification de l’Europe. Nous sommes engagés verbalement dans la communauté, mais il existe des limites à l’hypocrisie.
Nous voulons élargir l’Union européenne à la future Ukraine, laquelle sera un vrai État-nation, mais dans des frontières différentes. Et nous aurons à payer le prix de ces élargissements et de ces changements. Donald Trump réclame 500 milliards de dollars aux Ukrainiens en ce moment. La réalité est que la construction européenne est déjà très fragile, surtout économiquement. Nous sommes dans une situation très mauvaise. Sur le plan européen, chaque pays se trouve très fragilisé, en particulier l’Allemagne et la France.
L’Europe est en crise. Celle-ci a des effets en cascade par rapport aux voisins, les pays méditerranéens, l’Afrique… Comment faut-il agir dans cet environnement contrasté et instable pour mener une politique cohérente ?
Au sein de l’Union européenne, il existe des pays qui s’intéressent peu à l’Afrique, d’autres, oui. Si nous voulons nous mettre dans la logique d’une sécurité de l’Europe prise dans son ensemble, il faudra reconnaître que nous n’avons pas les mêmes préoccupations principales. Les pays du Sud devraient s’organiser pour développer un concept de solidarité réelle entre l’Europe et les pays africains. Ce n’est pas le cas ; et l’Europe n’a pas eu de stratégie.
Les « Printemps arabes » de 2011 ont entraîné une série d’erreurs stratégiques et la décomposition de la Libye a affecté toute l’Afrique sahélo-saharienne. Les positions que nous avons prises face à la Russie se répercutent dans cette zone puisqu’elle cherche désormais à nuire aux intérêts européens dans la région du Sahel. Il faut comprendre cette juxtaposition et cette relation des crises mondiales actuelles à travers des situations géopolitiques et géostratégiques très couplées.
On ne peut ne pas aborder ce qu’on nomme, par facilité de langage, le « Sud global ». Croyez-vous à la structuration de cette force ?
Le Tiers-monde autrefois était un monde très hétérogène. L’Europe devrait prêter plus d’attention à ce « Sud global » même s’il est relativement mal défini parce que c’est un ensemble qui comprend beaucoup de pays qui se développent et qui ne se satisfont pas de la caricature du Bien contre le Mal, comme si la propagation de la démocratie devrait résoudre tous les problèmes. Je pense que l’Europe dans son ensemble, en particulier les pays du sud, doit s’intéresser bien davantage à ce nouveau Tiers-monde.
Un « nouveau Tiers-monde » auprès duquel la France, par vocation, a sa place ?
Oui, où la France a sa place, mais je crois qu’elle l’a un peu perdue. Dans les affaires du monde, nous avons la place que l’on pèse. Ceci nous ramène à l’économie. S’agissant de la France, tant que le pays n’aura pas résolu ses problèmes économiques et sociaux fondamentaux, nous serons diminués. Je pense que l’effort doit commencer par soi-même. C’est ce que je souhaite à mon pays pour aussi l’intérêt des autres.