Discours d’ouverture de la 16° édition de la World Policy Conference

3 novembre 2023 à Abu-Dhabi

discours d'ouverture de la world policy conference 2023

Lorsque, autour de 2005-2006, je réfléchissais à ce qui allait devenir la World Policy Conference, l’utopie de la mondialisation libérale, qui avait pris corps en même temps que la chute de l’Union soviétique, avait déjà perdu une partie de son éclat. Ma façon de présenter cette utopie en quelques mots est sous la forme d’une sorte de réaction chimique abstraite, qu’on appellera formule de Fukuyama, du nom du théoricien de la « fin de l’Histoire » :

démocratie + économie de marché  =  paix + prospérité

Sur le plan intellectuel, la faiblesse de cette utopie tient à deux facteurs. D’une part, aucun des quatre termes de la formule n’est complètement définissable sans ambiguïté. D’autre part, à supposer même que de telles définitions existent, elles ne nous diraient rien sur les processus historiques susceptibles de conduire par exemple à la démocratie et à l’économie de marché d’un côté, à la paix et à la prospérité de l’autre, lorsqu’on part d’une situation objective trop éloignée d’une situation idéale. La génération spontanée n’existe pas dans la vie, même dans ces domaines.
Le premier grand rappel à la réalité fut le choc du 11 septembre 2001, dont les effets se propagèrent instantanément sur toute la planète. Depuis ce jour-là, on sait qu’il suffit de petits groupes fanatisés, résolus à exploiter une religion à leurs fins et à recourir aux méthodes du terrorisme pour accroître la haine et finalement l’instabilité partout dans le monde.

La faille de l’idéologie de la fin de l’Histoire tient à ce qu’elle ne vaudrait que si les grands conflits – territoriaux, économiques ou autres – avaient été préalablement réglés. Mais alors, à supposer qu’on puisse imaginer une telle situation, la formule de Fukuyama se réduirait à une simple tautologie. Par exemple, la combinaison harmonieuse de la démocratie et de l’économie de marché impliquerait nécessairement un contrat social de nature à régler le sentiment d’injustice dans la répartition des richesses et des pouvoirs. Vaste programme auquel se sont attachés sur le papier de grands intellectuels, comme l’économiste indien Amartya Sen.

Dès son origine, le projet de la World Policy Conference repose sur une vision objective et non pas normative du monde. La mondialisation contemporaine est une réalité sans précédent dans l’histoire car elle provient, à partir des Etats-Unis, d’une vague de technologies qui n’a pas cessé de grossir depuis une bonne soixantaine d’années. Cette vague est caractérisée par la transmission instantanée de l’information en quantité toujours plus grande. Selon l’image que l’on s’en fait, pareille capacité est la meilleure et la pire des choses. Elle peut favoriser le progrès dans la direction du bien commun, comme dans celle du déchainement de la haine. Mais alors que le progrès se construit pas à pas, la haine se répand à la façon des épidémies. Elle finit par s’éteindre mais seulement après que les foyers qui l’entretenaient ont disparu. Longtemps après, parfois.

Trois idées simples sous-tendent le projet de la WPC depuis le début. La première est que les fondements objectifs de la mondialisation sont irréversibles. Nous devons donc tous nous y adapter au mieux. Non pas en abolissant les frontières au sens large, ce qui serait la manière la plus rapide de provoquer le choc des civilisations qui préoccupait Samuel Huntington ; mais en permettant à chacun de s’ouvrir prudemment aux autres, afin que tous tirent le meilleur de la diversité au sein d’une société internationale par nature hétérogène. En réaction contre les conséquences d’un excès d’ouverture, en effet, le risque est qu’on se referme trop, jusque, à la limite, émerge une nouvelle division du monde en blocs. Cette idée, je l’exprime aujourd’hui en défendant le concept d’un monde raisonnablement ouvert.

La deuxième idée est celle de la gouvernance. Ce terme est rarement défini avec précision. Il ne s’agit pas d’un gouvernement mondial, inconcevable pour très longtemps encore. Il ne s’agit pas non plus du droit international, comme si la régulation du système international pouvait être déléguée par les Etats à des juges. Autant dire potentiellement, à l’intelligence artificielle. Pendant longtemps encore, pareille régulation ne pourra que reposer sur une collection de groupes d’Etats et d’institutions œuvrant de manière cohérente pour assurer la stabilité structurelle du système. En termes simples, l’objectif est de ne jamais trop s’éloigner d’un équilibre non pas figé mais qui se déplace continument sous l’action de multiples forces sociales, économiques, politiques ou autres puisque la figure du changement est indissolublement liée à celle du temps. Les équilibres dont je parle ne s’identifient pas à un simple rapport de force. L’exigence de stabilité structurelle implique la recherche en commun d’un équilibre entre les intérêts fondamentaux de chaque partie prenante, ce qui oblige chacun à tenir compte du point de vue des autres, quand bien même il en réprouve certains aspects. Je n’hésite pas à me déclarer kissingerien à cet égard.

Une bonne gouvernance ne devrait jamais laisser se creuser des déséquilibres tels que les conflits qui en résulteraient ne pourraient plus être traités par des voies pacifiques. Sans évidemment prétendre trancher la question des responsabilités, il est clair à mes yeux que la chute de l’Union soviétique a bouleversé la problématique de la sécurité en Europe, et que cette question n’a jamais été abordée par les principales parties prenantes en tant que telle. De même, comme il a souvent été rappelé ces toutes dernières semaines, la question israélo-palestinienne avait été mise aux oubliettes depuis des années, sans pour autant avoir jamais disparu. La condition première pour faire progresser l’idée de gouvernance est que les Etats et institutions concernées partagent clairement l’objectif à atteindre. Si ce n’est pas le cas, une ouverture excessive du système international accroit les risques géopolitiques et géostratégiques, au lieu de les réduire.

La troisième idée à l’origine de la WPC est celle de puissance moyenne. En créant cette conférence, j’ai précisé d’emblée qu’elle ne serait pas d’esprit « occidental » dans le sens des alliances scellées après la Seconde Guerre mondiale autour des Etats-Unis, ou même du point de vue des cultures ou des civilisations. Je ne vois aucune contradiction, au contraire, entre le nécessaire attachement pour la culture ou la civilisation à laquelle on se rattache en tant que citoyen, et le respect que l’on doit manifester pour les autres. De ce point de vue, je m’inquiète lorsque j’entends le président des Etats-Unis situer son pays comme le leader naturel des « démocraties » contre les « autocraties », puisqu’il ne précise ni ce qu’est « vraiment » une démocratie, ni ce qu’est « vraiment » une autocratie. Comme dans son regard cette ambiguïté ne s’applique manifestement pas à la Chine, pareille posture compromet tout progrès d’ampleur dans le domaine des biens communs, comme la lutte contre le réchauffement climatique ou contre les pandémies. La WPC se refuse à toute taxonomie politique simpliste et son point de vue ne s’aligne pas sur celui des plus grandes puissances, quelles qu’elles soient. Elle entend privilégier la voix des « puissances moyennes », c’est-à-dire des Etats qui, sans être nécessairement doté de ressources importantes, sont néanmoins résolus à en consacrer une partie pour contribuer positivement à la gouvernance globale.

Le premier grand choc mondial du XXIe siècle fut donc le 11 septembre 2001, et l’on n’a pas fini d’en subir les conséquences comme celles des politiques américaines qui ont suivi, notamment en Afghanistan. Mais ce ne fut que le premier d’une suite d’événements majeurs dont l’ensemble révèle à quel point le système international est aujourd’hui fragile. La première édition de la WPC, les 6-8 octobre 2008 à Evian, s’est tenue à un moment critique de la crise financière des subprime avec la faillite de Lehman Brothers, alors qu’a resurgi le spectre du krach de 1929 et de la Grande dépression. Parmi les personnalités présentes à Evian, figurait Jean-Claude Trichet, alors président de la Banque Centrale Européenne, qui a joué le rôle majeur avec ses collègues des Banques Centrales pour éviter ce krach. Depuis lors, le Système Monétaire International a résisté aux épreuves, y compris à l’énorme choc structurel que constituent les réponses apportées par les Occidentaux à la guerre d’Ukraine. Cet événement a largement, mais non exclusivement, contribué au retour de l’inflation et de politiques d’un genre oublié depuis une trentaine d’années. Avec beaucoup d’incertitudes donc. Le deuxième grand choc fut la mal nommé « printemps arabe » de 2011 qui a mis le Moyen-Orient à feu et à sang, comme aussi la Libye dont la décomposition a participé à la déstabilisation au Sahel. Parmi les conséquences de ce désastre général figurent les vagues de migrations non maîtrisées vers l’Europe. J’imagine qu’ici aussi le jugement des historiens sur la manière dont ces crises ont été gérées, ou plutôt ne l’ont pas été, sera sévère.

Plus près de nous, la pandémie de Covid 19 a bouleversé les sociétés et les économies du monde entier, et aurait dû nous servir d’avertissement pour renforcer la gouvernance sanitaire mondiale, notamment l’Organisation Mondiale de la Santé. Malheureusement, comme on le verra au cours de cette édition de la WPC, la dégradation d’ensemble du système international paralyse les réformes nécessaires, de sorte que nous pourrions nous retrouver n’importe quand dans une situation comparable à celle de 2019-2020, voire pire encore.

A peine la pandémie « terminée », l’invasion de l’Ukraine par la Russie a ouvert un nouveau chapitre de l’histoire européenne et des relations de l’Occident avec le reste du monde, d’autant plus lourdement chargé d’incertitudes que cette guerre risque d’être longue ou de se geler selon un scénario de type coréen. Avec d’immenses conséquences globales.

Enfin, l’agression d’une barbarie inouïe d’Israël par le Hamas, le 7 octobre dernier, a encore ajouté à tout cela une couche supplémentaire d’incertitudes d’ampleur naguère encore difficilement imaginable. La surprise a été totale pour Israël et ses alliés, et montre une fois de plus qu’on ne doit jamais s’en remettre totalement à la technologie pour assurer sa sécurité. Sans parler d’une catégorie supplémentaire d’incertitudes, celles qui sont intrinsèquement liées au progrès technologique lui-même, comme pour l’intelligence artificielle, dont les effets sont largement imprévisibles même à moyen terme.

Voilà, en quelques mots, où nous en sommes. Rares sont les lieux où des personnalités originaires des cinq continents peuvent s’exprimer en confiance, à la recherche d’une gouvernance efficace et bénéfique à la société internationale dans son ensemble. La voie doit être inspirée par une réflexion collective plus approfondie sur l’idée de justice car, je le répète, le sentiment d’injustice est le principal carburant de la haine. Un minimum de justice est nécessaire à la paix, plus encore que la prospérité matérielle. Puissions-nous tous, organisateurs et participants, rester fidèles à l’esprit de la WPC et ne jamais oublier que, si modeste que soit notre contribution à la paix, elle reste attendue et donc utile, pour ne pas dire nécessaire.


Discours au début du live de la 1° journée de la WPC. Photo ©Worldpolicyconference