Discours d’ouverture de la 9° édition de la World Policy Conference
La 9° édition de la World Policy Conférence s’est tenue du 20 au 22 novembre 2016 à Doha
Lors de la séance d’ouverture de la WPC le 22 novembre 2016 (vidéo en anglais)
La neuvième édition de la World Policy Conference commence douze jours après l’élection du 45e Président des Etats-Unis d’Amérique. Le résultat de cette élection a stupéfié le monde. C’est que le monde, à commencer par les élites tant américaines qu’européennes aveuglées par des certitudes, n’était pas psychologiquement prêt au succès de Donald Trump. Ces élites, auxquelles participe la grande majorité des médias, commentateurs et chercheurs occidentaux, n’ont pas su interpréter les forces profondes qui pourtant depuis des années aux Etats-Unis, traversent aussi bien les Démocrates que les Républicains. Pour elles, ni Bernie Sanders, ni Donald Trump ne représentaient vraiment leur Amérique, celle de Harvard et de Washington ou même de Hollywood. Leur arrivée au pouvoir était tout simplement inconcevable. Comme la plupart d’entre nous, j’ai toujours admiré l’attachement du peuple américain à une Constitution qui en est même le signe identitaire le plus fort. Ce qui est inquiétant aujourd’hui, c’est moins le résultat de l’élection du 8 novembre que le niveau souvent dégradant de la campagne électorale qui l’a précédé. C’est aussi que le système a permis la victoire d’une personnalité sans la moindre expérience politique. C’est la possibilité que les Américains pourraient se mettre à douter de leurs institutions. On n’en est pas encore là, mais certains parlent d’une crise de la démocratie dans la première puissance mondiale.
Cette crise, seulement latente jusqu’à la défaite d’Hilary Clinton, n’est pas seulement américaine. Elle est occidentale, si l’on entend par Occident la partie du monde, principalement en Europe et en Amérique du Nord, qui a le plus été influencée par la période des Lumières et qui a engendré l’idéal de la démocratie libérale. Longtemps, la démocratie libérale a paru une condition nécessaire pour le succès à long terme du développement économique et social. Cette perception est aujourd’hui mise à mal. L’idéal de la démocratie libérale inspire de moins en moins le reste du monde depuis les échecs de la transition postsoviétique et du très mal nommé “printemps arabe“. C’est une réalité qu’il faut regarder en face. Ce n’est pas seulement une question de géopolitique. La mondialisation libérale a apporté d’immenses bénéfices partout sur la planète. Par exemple les Chinois sont les premiers à le reconnaître pour ce qui les concerne. Mais ces bénéfices ne sont pas bien répartis, et les ravages de la pauvreté ou du déracinement se sont eux aussi étendus globalement, y compris aux Etats-Unis ou en Europe. La colère contre l’explosion des inégalités, les revenus non gagnés ou la corruption, est un phénomène général qui contribue grandement à expliquer le rejet des élites. Ce n’est pas un hasard si la montée des démocraties illibérales s’accompagne fréquemment de dispositifs de lutte contre la corruption.
Face à ce diagnostic à mon sens peu contestable, nous autres Occidentaux sommes moins bien placés que jamais pour donner des leçons au reste du monde, même si nous avons le droit et à mon sens le devoir de défendre nos valeurs et de corriger nos erreurs. Le risque est devenu sérieux que la dérive populiste des démocraties ne conduise à la montée des nationalismes, donc au rejet de l’Autre, et au retour d’un processus de fragmentation politique et économique du monde. L’histoire du XXe siècle doit nous mettre en garde contre les conséquences dévastatrices d’un tel processus. Ainsi me paraît-il indispensable de résister à la tentation protectionniste.
L’objectif de la libéralisation des échanges doit être poursuivi, sur une base de réciprocité, et en veillant à mettre en place des politiques de compensation, conçues pour le long terme, au bénéfice des parties perdantes. Ce n’est pas seulement une question de morale. La désintégration économique et sociale est la cause la plus fondamentale des migrations incontrôlées, des vagues de réfugiés et du terrorisme. La compensation des perdants doit aussi devenir un objectif commun fondamental pour la politique internationale. Les difficultés pour l’atteindre sont manifestement considérables.
J’ajouterai, dans le même esprit, que l’intégration européenne doit se poursuivre. Il faut prendre acte du Brexit, et en tirer positivement les leçons. L’approfondissement de la construction européenne est une question fondamentale pour les Européens eux-mêmes mais aussi pour le monde entier qui souffrirait dramatiquement d’un retour en arrière, comme il souffrirait aussi d’éventuels soubresauts dans d’autres parties du monde. Je pense typiquement à la Chine. Un monde multipolaire doit reposer sur des entités régionales fortes et coopératives. Là encore, il ne faut pas oublier les leçons des tragédies du XXe siècle.
La poursuite de la construction européenne est d’autant plus importante que l’avenir de l’OTAN est ouvertement en question. Pendant la campagne électorale, le candidat Donald Trump a choqué les élites transatlantiques en la qualifiant d’organisation désuète. Pourtant dès 1991, c’est-à-dire dès la chute de l’URSS, la question de la survie de l’Alliance atlantique à la disparition des conditions qui l’avaient fait naître était posée. Quoique l’on pense des causes de la dégradation des relations des pays occidentaux avec la Russie depuis le début de l’extension militante de l’Alliance vers l’Est, il était évident que les enjeux géostratégiques avaient changé de nature pour les Etats-Unis et que tôt ou tard cela apparaîtrait au grand jour. Le candidat Trump a bousculé la petite communauté des penseurs de la stratégie otanesque en soulevant brutalement le problème. Le président Trump le traitera certainement avec davantage de retenue que dans ses discours de campagne. Mais on a peu de chances de le voir reprendre le flambeau des néoconservateurs et de pointer la Russie comme le principal fauteur de troubles sur la planète. Tous ces développements pourraient conduire à une actualisation de l’organisation de la sécurité européenne.
Parmi les autres grands problèmes, je citerai encore l’Asie de l’Est, alors que le leader nord-coréen joue à des jeux de plus en plus dangereux, avec pour conséquence possible une déstabilisation majeure dans la région ; et naturellement le Moyen-Orient, dont l’avenir ne peut être refondé sur des bases solides qu’au prix d’un accord politique entre les principales puissances concernées, y compris naturellement les Etats-Unis et la Russie. Qu’il s’agisse de l’Europe au sens large, de l’Asie de l’Est ou du Moyen-Orient, seuls seront viables les accords élaborés dans le cadre du droit international, donc des Nations-Unies. C’est également dans ce cadre que se poursuivra l’apprentissage de la cogestion de la planète Terre, auquel on veut croire que le président Trump finira par adhérer.
Un quart de siècle après la fin de la guerre froide, le temps n’est plus de rêver à une mondialisation naïve, à la fin de l’Histoire. Mais il faut apprendre à mieux vivre avec la mondialisation réelle, c’est-à-dire avec un degré d’interdépendance appelé à s’approfondir encore considérablement, si l’on en juge par les nouvelles vagues d’innovations technologiques qui se profilent devant nous. Comme les précédentes, ces vagues sont riches de promesses mais aussi de dangers, faute d’une gouvernance suffisamment robuste pour assurer la stabilité structurelle du système international dans son ensemble.
Pour surmonter les inéluctables épreuves à venir et maintenir un monde raisonnablement ouvert, nous devons tous le vouloir et travailler les uns avec les autres dans l’écoute et le respect. Nous devons résister à la tentation omniprésente d’exporter nos idéologies. Il est naturel que chacun défende ses intérêts domestiques. Mais chacun doit aussi, sans esprit de conquête, prendre sa part de responsabilité dans la cogestion de son environnement et, à la limite, de la planète tout entière. Mieux comprendre et faire partager cette conviction est la raison d’être de la World Policy Conference.
Le programme de cette neuvième édition de la WPC est particulièrement chargé, à l’image de la complexité de la situation internationale. Nous nous réunissons cette année dans une région où, pour des raisons autant géopolitiques que géoéconomiques, se joue en partie l’avenir à moyen terme de l’humanité. En tant que fondateur et président de la World Policy Conference, je remercie l’Etat du Qatar d’avoir manifesté son intérêt pour notre action en étant notre partenaire pour cette manifestation. Je voudrais la placer, avec votre concours à tous, sous le signe de l’Espérance.