Discours aux demoiselles de la Légion d’honneur sur le XXIe siècle
Discours prononcé le 25 juin 1994
Vous êtes nées au XXe siècle finissant. Pour les politologues – qui tentent de scruter le monde, la naissance, la vie, le déclin et la mort des États, qui étudient les relations internationales, la formation et la disparition des systèmes techniques, le renforcement et l’affaiblissement des puissances –, notre siècle fut bien rempli, mais il fut court. Il a commencé en août 1914 avec la Grande Guerre. Il s’est achevé en novembre 1989 avec la chute du mur de Berlin.
Vous appartenez au XXIe siècle. Vous vous ouvrez au monde quand le monde s’ouvre sur le troisième millénaire. Vous vivez l’une des plus prodigieuses révolutions de la vie, le passage de l’enfance à l’âge adulte, à un moment où une configuration internationale disparaît, où d’autres configurations se préparent à une émergence possible, à un moment tel que la volonté des hommes, le destin, ou simplement le hasard n’ont pas encore tranché entre ce qui sera et ce qui pourrait être.
Beaucoup d’entre vous seront encore pétillantes en 2050, quand nous, qui vous faisons face aujourd’hui, aurons depuis longtemps rejoint le royaume des ombres – ou celui de la lumière. Avons-nous, nous vos parents, nous vos maîtres, nos vos anciens, quelque chose de pertinent à vous dire sur votre siècle à vous ?
Prévoir, ce n’est pas prophétiser. C’est raisonner sur des possibilités, des degrés de hasard, des probabilités. Pour cela, il faut s’appuyer sur des connaissances, empiriques et théoriques, ainsi, bien sûr, que sur des intuitions. Prévoir, c’est tenter de poser des questions pertinentes sur l’avenir et d’y répondre en probabilité. Ne vous étonnez pas que toute exploration prospective s’ancre dans une réflexion sur le passé et sur le présent. Nous n’avons pas d’autre point d’appui pour envisager le futur que la méditation organisée et critique sur ce qui fut et sur la manière dont nous nous en souvenons.
Comment, par exemple, penser l’économie de demain ? On peut partir de deux observations bien solides. La première, c’est que le développement économique est rythmé par des inventions majeures qui, progressivement, pénètrent toutes les activités, aussi bien du côté de l’offre (les processus de production) que du côté de la demande (l’apparition de nouveaux produits). Il faut au moins deux générations, soit une cinquantaine d’années, pour que la mutation s’opère. La première révolution industrielle a commencé avec la machine à vapeur, à la fin du Siècle des lumières.
Le XXIe siècle sera dominé par les technologies de l’information, qui irriguent déjà toutes les sciences et leurs applications. La reine des sciences, la mathématique, ne ressemble plus tout à fait à ce qu’elle fut. Le télescopage entre sa branche la plus abstraite, la logique pure, et un domaine aussi concret que la programmation des ordinateurs, est impressionnant. Par exemple, l’extraordinaire théorème de Gödel, qui énonce que dans le cadre de toute axiomatique il existe des propositions vraies mais indémontrables, a son pendant en informatique : il y a des problèmes insolubles par un ordinateur en un nombre fini d’opérations, c’est-à-dire que la machine peut tourner éternellement sans jamais conclure ! À l’inverse, la machine peut aujourd’hui démontrer des théorèmes dont une vie entière d’un mathématicien bien doué ne viendrait pas à bout. La révolution du traitement de l’information a bouleversé les sciences de la nature qui lui doivent des développements peut-être imaginables autrefois – par un Léonard de Vinci, dont Paul Valéry s’est inspiré pour le personnage de M.Teste –, mais dont l’incarnation n’eût pas été envisageable. Je pense aussi bien à la physique, à la chimie ou à la biologie. Les nouvelles technologies, qui bouleversent déjà notre environnement matériel, doivent tout à l’explosion de la puissance de calcul qui, dans les domaines les plus variés, de l’architecture à l’avionique, de l’agriculture à la médecine, démultiplie le champ des possibilités. Du coup, les limites de la création, matérielle ou artistique, reculent, comme depuis un siècle celles de nos conceptions cosmologiques. De ce point de vue, votre ligne d’horizon est infiniment plus éloignée que pour les gens de ma génération, lorsqu’ils avaient votre âge. Quelles perspectives exaltantes pour les découvreurs, pour celles d’entre vous, nombreuses je l’espère, qui ouvrez de grands yeux sur le monde !
En même temps, l’espace-temps de la vie concrète se rétrécit sous l’effet de la nouvelle révolution industrielle. Des univers qui, autrefois, coexistaient, aujourd’hui se mélangent. La mondialisation n’est pas un vain mot. Elle est une conséquence de la puce électronique ! Vous trouverez des livres dans lesquels de bons auteurs tentent de deviner les conséquences, pour votre siècle, de la révolution des technologies de l’information, conséquences pratiques, mais aussi économiques, politiques, sociales, éthiques. Je prendrai rapidement trois exemples.
Premier exemple, il sera de plus en plus difficile de se cacher. Où que nous soyons, nous serons vus, entendus, fichés. Il ne sera pas évident de se protéger des écoutes ou des regards indiscrets. Le gouvernement français a mis en place une Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL, dite Commission informatique et libertés) pour aborder ce genre de problème. Deuxième exemple souvent cité : le champ ouvert aux manipulations génétiques est à la fois exaltant et effrayant. Nous avons, dans notre pays, un Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour réfléchir aux questions qui en résultent. Troisième exemple enfin : on saura de mieux en mieux, si j’ose dire, fabriquer des armes de destruction massive ou, au contraire, sélective. De nombreuses organisations et des traités internationaux s’efforcent déjà de remédier à cette situation, par exemple le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP).
Dans chaque cas, des parades sont en effet concevables. La science n’est en soi ni bonne ni mauvaise, mais elle a de bonnes et de mauvaises applications. Ainsi, à la sophistication croissante des armements correspond la capacité accrue de surveiller les accords de désarmement. Les satellites ont ouvert de nouvelles et fascinantes avenues à la politique internationale. Autre évolution probable : grâce à une meilleure compréhension de ce que les scientifiques appellent le « système terre », l’homme deviendra progressivement capable de maîtriser les conséquences globales de ses actes sur la planète. Les sciences de l’homme devront elles aussi progresser rapidement si nous ne voulons pas nous laisser déborder par la rapidité du changement technique. Mais aussi la philosophie pratique : je pense à l’éthique, à la morale et à la politique dans le sens le plus noble du terme, la conduite des collectivités humaines
J’ai évoqué deux observations de base à propos de l’économie, en commençant par le phénomène des révolutions industrielles. La deuxième observation se rapporte à la localisation de l’activité. Chaque époque a ses pays en développement et ses pays en déclin. Le plus grand des pays en développement, au XIXe siècle, était les États-Unis d’Amérique, au moment où la Grande-Bretagne impériale brillait encore de tous ses feux victoriens. La première moitié du XXe siècle a vu l’Amérique supplanter le Royaume-Uni comme centre du monde. À présent, tous les regards sont tournés vers l’Asie. Après le Japon, après le décollage des « quatre dragons » (Taïwan, Corée du Nord, Singapour et Hongkong), et celui des pays de l’Asie du Sud-Est qui leur ont emboîté le pas, comme la Malaisie, l’Indonésie et la Thaïlande, l’immense Chine est-elle à son tour entrée dans la voie d’une croissance durable ? S’il se confirmait que la réponse était positive, la face de la terre s’en trouverait changée, car le centre de gravité de l’économie mondiale passerait d’une civilisation à une autre. Mais, si la réponse devait être négative, si par exemple la Chine devait éclater, toute l’Asie en serait éclaboussée et l’impact d’un tel choc se ferait, lui aussi, sentir sur toute la planète. Pour les jeunes que vous êtes, la Chine ne saurait être un simple objet de votre curiosité. Dans un monde où, comme je vous le rappelais, l’espace-temps s’est rapetissé, la civilisation occidentale, gréco-latine et judéo-chrétienne, va peut-être rencontrer le cœur des civilisations asiatiques, la civilisation chinoise.
Ces perspectives soulèvent deux grandes questions, que je vais maintenant formuler. Si le succès économique de l’Asie s’approfondit, le monde occidental va-t-il, en contrepartie, décliner ? Le choc des civilisations qui se prépare se résoudra-t-il de façon harmonieuse ?
Il est plus facile de répondre à la première qu’à la seconde question. Les États-Unis et l’Europe occidentale ne sont pas nécessairement condamnés à décliner, mais ils péricliteront, en tout ou en partie, s’ils ne parviennent pas à s’adapter aux nouvelles conditions de la concurrence. En termes concerts, cela signifie que la France, par exemple, ne restera un grand pays quand vous serez mères et grands-mères que si ma génération et la vôtre se battent fort pour demeurer dans la course. Il s’agit avant tout d’un combat contre nous-mêmes. Le progrès technique ne dispense pas de l’effort. À moyen terme, le chômage et la baisse du niveau de vie seraient la conséquence d’un effort collectif insuffisant. À plus long terme, ce serait le déclin. Quant à la question du « choc des civilisations », c’est l’une des plus fascinantes qui soient. Faut-il suivre cet auteur américain d’origine japonaise nommé Francis Fukuyama et croire avec lui que tout succès converge vers l’économie de marché, la démocratie, la paix et la prospérité – l’ensemble définissant une sorte de « point oméga » de l’histoire, comme aurait dit Teilhard de Chardin, ou la « fin de l’histoire », comme le dit Fukuyama en reprenant Hegel à sa manière ? Faut-il rester circonspect et penser que, sous la pellicule uniforme résultant de la mondialisation des échanges, d’immenses disparités culturelles subsistent et qu’elles provoqueront déchirures et catastrophes ? Pour ma part, j’aurais tendance à n’exclure aucune hypothèse.
L’un des plus grands péchés contre l’esprit consiste à sous-estimer la durée sans laquelle rien ne s’accomplit. Même si la prophétie optimiste de la fin de l’histoire devait se réaliser un jour, je ne crois pas que vous en serez les témoins. Vous vivrez, vous aussi, dans un monde où coexisteront des riches et des pauvres, des idéologies antagonistes. Avec l’abolition des distances et le brassage de tout ce qui peut bouger, vous verrez sans doute de plus en plus de riches parmi les pauvres et de pauvres parmi les riches. De même, les idéologies s’affronteront en tout lieu. Nous entrons dans l’ère de la microgéopolitique, comme dirait Yves Lacoste. Je crois en particulier que ce que les hommes de ma génération appelaient le clivage Nord-Sud va changer de nature. Il ne s’agira plus d’un clivage simplement géographique, sauf dans les endroits les plus malheureux de la planète qui ne parviendront pas à décoller, comme le Bangladesh ou une partie de l’Afrique. Si cette vue se confirmait, les implications seraient immenses. Un seul exemple : en matière de sécurité, les questions de police prendraient de plus en plus d’importance par rapport aux questions militaires.
Je reviens maintenant au point de départ. Je situais en 1989 la fin de notre siècle. Vous pourriez préférer décembre 1991, date de la dissolution de l’Union soviétique. Avec l’URSS, le marxisme-léninisme, l’une des plus monstrueuses excroissances idéologiques de ce siècle, qui a aussi été la plus durable, est morte. Avec elle, l’Empire russe, œuvre des tsars, s’est effondré, comme l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman ont disparu sous les décombres de la Grande Guerre. Du coup, tout le jeu de l’Europe, qui paraissait si fermé, est désormais rouvert. Les frontières, que l’on croyait immuables, sont remises en question. Les querelles de nationalités qui, lorsque j’étais en classe, semblaient appartenir à un lointain passé, éclatent à nouveau, comme des volcans qui se réveillent après de longues accalmies. La barbarie est à nouveau à nos portes. Chacun est tenté de prendre parti, et les conflits tendent ainsi à s’internationaliser, comme au XIXe siècle. Au moment où je vous parle, rien ne permet cependant de prévoir un engrenage comparable à ceux qui conduisirent aux deux guerres mondiales. Les conditions sont, heureusement, trop différentes. Mais qui pourrait affirmer que, dans ces cinq décennies qui seront vraiment les vôtres, un cataclysme géopolitique ne se produira pas ? S’il y a une chose que l’histoire enseigne, y compris la plus récente, c’est bien que, sur une telle durée, aucun, je dis bien aucun progrès n’est irréversible. Il suffirait, diraient certains, d’introduire partout le libéralisme politique et économique : tel fut le rêve wilsonien au lendemain de la Grande Guerre, un rêve qui imprègne aujourd’hui encore si fortement la politique étrangère américaine. Mais l’histoire est tragique. Les peuples s’embrasent dans les difficultés. Les passions sont contagieuses. Les idéologies naissent et s’emparent des êtres, surtout des jeunes à la recherche d’aventures et d’absolu, qui ont besoin d’investir leur énergie dans ce qu’ils pensent être de grandes causes. Dans la Chine de la Révolution culturelle, les gardes rouges avaient votre âge. Ainsi en fut-il du bolchevisme et des fascismes ; ainsi en est-il aujourd’hui des fondamentalismes islamiques.
Faut-il se résigner à ce que l’histoire se reproduise dans ses traits les plus laids ? Je voudrais pour terminer soumettre deux pistes à votre réflexion. D’abord, l’idée européenne. Ce fut la grande contribution de la génération qui a précédé la mienne, la plus belle à mon sens et la plus originale des constructions politiques du XXe siècle. Grâce à la réconciliation franco-allemande, grâce à la libéralisation des échanges entre les pays de cette Communauté devenue Union européenne, grâce à l’acceptation contractuelle de certains abandons de souveraineté, grâce, je n’hésite pas à le dire, à des institutions originales, nous nous sommes rapprochés, à l’échelle d’une région, de l’idéal wilsonien dont je parlais tout à l’heure. Il n’y a pas de plus belle tâche pour ma génération et, je crois, pour la vôtre, que de poursuivre et d’approfondir cette œuvre, avec générosité et réalisme tout à la fois. Et pourtant, les citoyens de notre Europe semblent avoir perdu la foi dans ce projet. Il faut absolument la retrouver.
Songez-y toujours : si l’Union européenne, ayant perdu sa légitimité, devait se défaire le temps de votre vie, je n’hésite pas à prédire que vous et vos enfants connaîtriez le malheur. Mais si, comme je veux le croire, l’œuvre européenne se poursuit et s’étend, si nous parvenons, si votre génération parvient, à donner progressivement de la consistance au projet de sécurité économique et politique collective, alors le troisième millénaire commencera sous d’heureux auspices.
La deuxième idée que je vous livre a trait à la culture. Ne cessez jamais de vous cultiver, et d’abord de vous imprégner du patrimoine qui est le nôtre, celui de la France : notre langue, notre littérature, notre histoire, nos arts, notre terre, ce que nos anciens ont bâti dans l’ordre spirituel et dans l’ordre matériel. En même temps, soyez ouvertes aux autres cultures, non pas pour tout mélanger, mais parce que l’on ne progresse que par comparaison et parce que pour être soi on a besoin des autres. Cultivez-vous, exercez votre raison pour être responsables, pour éviter de commettre des erreurs individuelles ou de participer à des erreurs collectives, pour être les bonnes conseillères de vos amis et des familles que vous fondrez un jour. Soyez cultivées pour agir, non pas à la façon des fanatiques, mais en vous inspirant des sages, pour savoir distinguer entre les vrais et les faux objectifs, les bons et les mauvais moyens pour les atteindre. Soyez cultivées pour être réalistes, mais sans tomber dans le cynisme : il faut calculer pour agir, mais il faut aussi garder une boussole morale, car les froids calculs se perdent toujours dans les dédales de l’inconnu. Soyez cultivées, pour accéder à la spiritualité. Soyez cultivées, pour garder la capacité de vous émerveiller et de vous adapter au lieu de vous laisser submerger par le changement qui, autrement, vous écrase. Soyez cultivées, pour vivre pleinement votre époque et pour profiter sereinement du temps que vous passerez sur la terre.