Benjamin Franklin
Conférence prononcée le 6 janvier 2006 à France-Amériques en ouverture des célébrations du tricentenaire de la naissance de Benjamin Franklin
Benjamin Franklin est né à Boston, le 17 janvier 1706. Lorsque, soixante-dix ans plus tard, en décembre 1776, il débarqua, mandaté par le Congrès continental (le seul organe de gouvernement commun aux treize colonies de 1774 à 1788) pour obtenir le soutien de la France – six mois après la Déclaration d’indépendance américaine à laquelle il avait contribué en donnant à Jefferson des leçons de concision dans l’écriture –, une réputation inouïe le précédait. Il était, selon une formule que certains prêtent à Turgot et d’autres à d’Alembert, l’homme « qui avait arraché la foudre au ciel et le sceptre aux tyrans » (Eripuit coelo fulmen, sceptrumque tyrannis). Deux fois déjà (en 1767 et 1769), il était passé par Paris où il avait rencontré des savants. L’Académie royale des sciences et l’Académie royale de médecine l’avaient élu en leur sein. En ce temps-là, les scientifiques – comme on dit aujourd’hui – participaient aux Lumières, du moins le pensait-on. « La philosophie naturelle » – ainsi appelait-on alors la physique – amusait les milieux distingués. Elle se prêtait en effet à des expériences spectaculaires, notamment dans le domaine de l’électrostatique, en pleine effervescence. Pour les encyclopédistes, elle annonçait surtout les progrès de la civilisation. Auréolé de la gloire d’avoir le premier réussi à expliquer les puissants phénomènes électriques à l’œuvre dans l’atmosphère terrestre et surtout d’en avoir tiré une invention infiniment utile dans la vie des hommes, Franklin était regardé comme un bienfaiteur de l’humanité. On savait aussi qu’il provenait d’une famille nombreuse et modeste, qu’il avait fait fortune dans l’imprimerie et dans l’édition – il publiait notamment un almanach célèbre –, qu’il avait contribué de manière décisive à doter Philadelphie de la plupart de ses institutions d’intérêt général. Philadelphie, capitale de la Pennsylvanie, la colonie fondée en 1682 par William Penn pour la communauté des Quakers, n’avait qu’une trentaine de milliers d’habitants lorsque Benjamin, âgé de dix-sept ans, s’était jeté dans l’aventure. Sans doute voulait-on oublier le premier projet de Constitution qu’il avait déjà élaboré en 1754 (le second précédant de peu son arrivée en France). Cette année-là, il avait écrit : « J’aimerais espérer que, grâce à une telle union, le peuple de Grande-Bretagne et celui des colonies apprendraient à se considérer, non pas comme appartenant à des communautés différentes, avec des intérêts différents, mais comme une seule communauté avec les mêmes intérêts, ce qui, j’imagine, devrait contribuer à renforcer le tout et à diminuer beaucoup le danger d’une future séparation. » Car ce projet d’union, avorté et déjà lointain, avait été conçu pour chasser les Français de la vallée de l’Ohio, laquelle reliait le Canada à la Louisiane. Mais la lutte dans les colonies s’était soldée par le traité de Paris (1763) et par l’abandon des ambitions de la France dans cette partie du monde. Treize années s’étaient écoulées depuis la conclusion de ce traité, et les circonstances avaient changé.
On savait, bien sûr, que l’inventeur du paratonnerre avait effectué deux longs séjours en Grande-Bretagne, outre celui qu’il y avait fait à l’âge de dix-huit ans, à l’époque de son envol. Pendant cinq ans (1757-1762), il avait d’abord servi comme agent de l’Assemblée de Pennsylvanie, qui lui avait confié la mission de trouver une solution aux conflits entre la population et les propriétaires de la colonie. Puis, pendant plus de onze ans (1764-1775), Franklin était devenu l’ambassadeur de fait, non seulement de la Pennsylvanie, mais aussi du Massachusetts, du New Jersey et de la Géorgie. Progressivement, son mandat s’était étendu à la question beaucoup plus large du droit de la métropole de lever des impôts sur les sujets d’outre-mer, la question qui devait mettre le feu aux poudres. C’est au cours de ce second séjour que notre héros, longtemps un grand admirateur de la Grande-Bretagne et de son empire, avait fini par épouser la cause de l’indépendance . Les circonstances avaient effectivement changé.
Toutes les conditions étaient donc réunies pour que cet homme qui incarnait désormais à la fois l’esprit des Lumières et l’aversion pour les Britanniques fût accueilli par la bonne société parisienne avec des égards exceptionnels sinon uniques. Grâce aussi à son remarquable savoir-faire, à sa simplicité (il se présentait modestement vêtu, sans perruque, sans parfums et sans dentelles), grâce à son charme, Benjamin Franklin devait être adulé par les grandes familles, les Choiseul et les Montmorency, les Broglie et les La Rochefoucauld. Comment imaginer qu’il n’y fût pas sensible, lui qui avait été négligé par l’aristocratie britannique ? La popularité de ce vieux monsieur auprès des dames, entrée dans la légende, a d’ailleurs beaucoup fait jaser chez les puritains. À l’époque, comme aujourd’hui, un grand ambassadeur devait s’illustrer dans la bonne société de son pays d’accueil, et, sur ce plan, le succès de l’enfant prodige de Boston demeure insurpassable. Orfèvre dans l’utilisation politique des mondanités, Franklin maîtrisait plus généralement l’art de la communication, qu’il avait poussé très loin avec ses publications à Philadelphie. On a souvent présenté l’imprimerie qu’il avait installée dans sa résidence de Passy – à l’hôtel Valentinois – comme une distraction. En réalité, il en fit un formidable instrument de propagande. Cependant, vis-à-vis du pouvoir, les choses étaient plus compliquées. Il inspirait une grande aversion à Louis XVI, qui aurait même offert à la comtesse de Polignac un pot de chambre en porcelaine de Sèvres agrémenté du portrait du « cher Docteur ». Le roi pressentait sans doute qu’au-delà de l’indépendance des colonies et de l’affaiblissement qui pouvait en résulter pour la Grande-Bretagne, l’image du Nouveau Monde projetée par le « cher Docteur » préfigurait la fin de l’absolutisme dans l’Ancien Monde. Son ministre des Affaires étrangères, le comte de Vergennes, s’était nettement prononcé en faveur du soutien aux colonies insurgées dès 1775. Mais entre une aide discrète et détournée (comme la pratiquait Beaumarchais) et un engagement ouvert et substantiel de la monarchie aux côtés des Américains, il y avait un gouffre. Certes, Vergennes et Franklin, les deux personnages centraux de la pièce, étaient complices. Mais le premier ne pouvait rien sans l’accord du monarque. Aux réticences dont j’ai parlé s’ajoutait la désastreuse situation financière de la France. Quant au second, sa tâche était d’autant plus délicate que le soutien dont il bénéficiait chez lui n’était pas sans faille. Il devait composer avec ses collègues, notamment John Adams et John Jay, très méfiants à son égard comme à l’égard de la France. Pareille situation n’est pas rare en diplomatie. Bien souvent en matière de négociations, les difficultés viennent au moins autant de son propre camp que de la partie adverse.
Je me bornerai à rappeler succinctement quelques-uns des faits essentiels de ce moment fondateur des États-Unis, transfiguré dans le rituel des relations franco-américaines auquel le tricentenaire que nous célébrons participe. Le 17 octobre 1777, une armée anglaise, venant du Canada, capitule à Saratoga. Ce succès favorise la cause de l’indépendance et rend courage à ses partisans. Rien n’est plus magnétique qu’une victoire, Franklin sent que le moment est propice non seulement pour conclure un traité d’amitié et de commerce avec la France, comme le demandait le Congrès, mais pour sceller une véritable alliance. La France devrait renoncer à toute prétention territoriale en Amérique et s’engager à soutenir les États-Unis jusqu’à une complète indépendance, les deux parties se promettant de ne pas signer de paix séparée avec la Grande-Bretagne. Grâce à l’obstination de Franklin, ces deux traités sont signés le 6 février 1778. Ce jour-là, il revêt symboliquement le même costume râpé qu’il portait lors de sa comparution devant le Conseil privé, un épisode humiliant qui avait marqué, cinq années plus tôt, son dernier séjour à Londres. Cela dit, il faudra encore cinq ans pour en finir, pendant lesquels des noms devenus illustres comme Rochambeau ou Suffren s’illustrèrent pour la cause américaine. Pendant ce temps, l’aide française atteindra le montant considérable de 47 500 000 livres, pour l’essentiel grâce au talent de notre héros, lequel n’a jamais hésité à pratiquer une subtile forme de chantage pour arriver à ses fins. Il ne faisait là que se montrer bon diplomate. Alors que le Congrès accusait le gouvernement français de ladrerie, voici ce qu’écrivait Franklin à la suite d’un incident entre un de ses collègues et Vergennes : « C’est mon intention, tant que je suis ici, de procurer à mon pays tous les avantages, en m’engageant à plaire à la cour ; et je souhaite empêcher mes concitoyens de dire quoi que ce soit qui puisse avoir un effet contraire et répandre une opinion, qui circule déjà ici, que nous cherchons une différence dans le but de nous réconcilier avec l’Angleterre. » Je note au passage que les dettes contractées par les États-Unis ne seront que très partiellement remboursées, comme ultérieurement celles de la France aux moments les plus sombres de son histoire.
Nonobstant, l’Angleterre finit par se convaincre qu’elle ne peut pas gagner. Les traités de paix seront signés à Paris et à Versailles début septembre 1783, après une dizaine de mois de négociations difficiles, au cours desquelles l’engagement américain de ne pas conclure de paix séparée sera mis à rude épreuve. Franklin sera un acteur essentiel.
Le « sage de Passy », comme on se mit à l’appeler, resta encore une vingtaine de mois. « Quand il quitta Passy, raconte son collègue Jefferson, ce fut comme si le village avait perdu son Patriarche. En prenant congé de la cour, ce qu’il fit par correspondance, le roi lui adressa ses compliments chaleureux et mit à sa disposition une litière tirée par ses propres mules, le seul moyen de transport que pouvait supporter son état [celui de Franklin]. » Le malheureux était en effet alors sujet à de violentes crises de goutte et à des coliques néphrétiques. Il écrivit à sa grande amie Mme Brillon qu’il quittait le pays du monde qu’il aimait le plus. « Je ne suis pas sûr d’être heureux en Amérique, mais il faut que je m’y rende. Il me semble que les choses sont mal arrangées dans ce bas monde, quand je vois que les êtres si faits pour être heureux ensemble sont obligés de se séparer . » Sans doute y a-t-il là plus qu’une forme de politesse. Franklin – un grand maître dans l’art du networking, comme on dit aujourd’hui – n’avait pas seulement réussi à bâtir un réseau qui l’avait soutenu dans son action diplomatique à Paris. Son succès avait reposé aussi sur son adhésion à l’art de vie de la bonne société française de la fin du XVIIIe siècle. Franc-maçon actif, il avait accompagné Voltaire lors de son initiation en 1778 et était même devenu le vénérable de sa loge, succédant à l’astronome Lalande. Nommé par le gouvernement français membre de la Commission chargée d’enquêter sur le mesmérisme, il joua son rôle dans la condamnation de cette pratique. Cette anecdote et tant d’autres expliquent qu’aujourd’hui encore, et par-delà la grande politique, le nom de Franklin reste solidement attaché à la France. On imagine difficilement Paris sans la rue qui – depuis 1791 – porte son nom à Passy, là où il vécut pendant ces années d’éclosion du Nouveau Monde.
Laissons provisoirement l’homme politique, le diplomate ou l’homme d’État, et parlons du savant. En un sens, bien sûr, tout se tient. Le renom de Franklin a beaucoup fait pour faciliter son travail d’homme public. Il est arrivé dans l’histoire que des célébrités scientifiques jouent un rôle dans la vie publique, en exploitant l’aura dont les entourait leur réputation de « savant ». Ainsi, près de nous, les positions politiques d’Albert Einstein ont-elles reçu une grande publicité, même si l’artisan de la théorie de la relativité avait décliné la présidence du nouvel État d’Israël, qui lui avait été offerte. Plus près encore, la dissidence d’Andreï Sakharov a contribué à la dégradation du soft power de l’Union soviétique, pour reprendre la fameuse expression de Joseph Nye, c’est-à-dire du pouvoir conféré par le prestige. Cette dégradation a accéléré la chute de l’URSS. Dans de tels exemples, les hommes de science exercent leur jugement critique, en se plaçant du côté de la société civile. Mais si l’on se place du côté des gouvernements, c’est-à-dire de l’organisation dont chaque société humaine tend à se doter pour agir au nom de son intérêt collectif, je ne vois guère de cas où un homme de science – connu en tant que tel – ait exercé une action plus significative que celle de Benjamin Franklin. Sans doute, les qualités requises pour exceller dans les deux activités, la découverte scientifique et le gouvernement des hommes, sont-elles largement antinomiques. Le « phénomène Franklin » serait donc une singularité, et nous en trouverons peut-être tout à l’heure une explication dans la forme de curiosité qui le caractérisa. Remarquons toutefois dès maintenant qu’en science il ne s’éleva jamais aux sommets conceptuels et qu’en politique les charges qu’il assuma en tant qu’organisateur, parlementaire ou diplomate, n’inclurent aucune fonction exécutive supérieure, au contraire de ses cadets, cofondateurs des États-Unis, que ce soit un Washington ou un Jefferson. Dans le monde de l’entreprise aussi, il est bien rare qu’un inventeur soit également un bon manager. Mais les contre-exemples sont plus nombreux. Franklin lui-même en fut un. De nos jours, on pense aussitôt à un Bill Gates.
Pour apprécier la contribution de Benjamin Franklin à la science, il faut se reporter à l’état de la « philosophie naturelle » dans la première moitié du XVIIIe siècle. La révolution scientifique, c’est-à-dire, en deux mots, l’émergence d’une physique quantitative, était spectaculaire. Ainsi les connaissances théoriques en optique avaient-elles considérablement progressé au cours du siècle précédent avec, notamment, les travaux de Descartes, de Fermat et de Huygens, de même que dans le domaine des gaz avec la découverte des lois de la compressibilité, auxquelles restent attachés les noms de Boyle et de Mariotte. Jusqu’à Einstein, aucun savant n’égalera la gloire d’Isaac Newton, auteur en 1687 des Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica, plus familièrement dénommés les Principia. Dans cet ouvrage monumental, récemment réédité en anglais avec une nouvelle traduction et un guide de lecture , le géant de la physique expose les trois lois dites fondamentales de la dynamique, ainsi que la loi de la gravitation universelle selon laquelle tous les corps de l’univers s’attirent proportionnellement à la quantité de matière qu’ils renferment, c’est-à-dire à leurs masses, et en raison inverse du carré de leurs distances mutuelles. Cet accomplissement théorique extraordinaire avait ouvert la voie à l’explication rationnelle d’une multitude de phénomènes naturels, à commencer par le mouvement des astres. Mais à l’époque de la jeunesse de Franklin, d’autres phénomènes aussi courants que la chaleur ou l’électricité restaient mal compris. La nature de la chaleur était encore bien mystérieuse. La plupart des physiciens, y compris notre héros lui-même, la considéraient comme un fluide non pondéreux baptisé « calorique ». Il fallut attendre le milieu du siècle suivant, avec Julius Mayer et James Prescott Joule, pour découvrir l’équivalence de la chaleur et du travail et le principe de la conservation de l’énergie. La thermodynamique macroscopique put alors prendre son essor, en attendant que le lien avec la théorie atomique permette de l’établir sur les bases solides de la mécanique statistique. Au XVIIIe siècle donc, en matière de chaleur, on patauge.
Les choses bougeront plus vite dans le domaine de l’électricité ; l’observation de phénomènes très simples comme le frottement ou les décharges de contact l’avait fait connaître dès l’Antiquité ; et, au début de la révolution scientifique, on la regardait elle aussi comme une sorte de fluide, en latin effluvium. Au début du XVIIIe, on connaissait les deux sortes d’électricité, qualifiées de « vitreuse » et de « résineuse », et l’abbé Nollet (1700-1770), précepteur de la famille royale et professeur à l’université de Paris, avait proposé, à la suite de Charles-François Du Fay, administrateur du jardin royal des Plantes, une théorie postulant l’existence non pas d’un, mais de deux fluides . Franklin, dont la curiosité était une caractéristique fondamentale, commença à s’intéresser à l’électricité en 1743, à l’occasion d’une visite à Boston. Il demanda à un ami londonien, Peter Collinson, de lui livrer du matériel pour conduire ses propres expérimentations. Il devait lui en rendre compte dans une série de lettres. Insistons sur le fait qu’à l’époque l’expérimentation était un passe-temps de « philosophe » plus qu’un métier. Ces lettres furent assemblées et publiées à Londres en 1751 par leur destinataire. L’ouvrage fut intitulé Experiments and Observations on Electricity, made at Philadelphia in America. Un quart de siècle après, ce livre avait déjà connu dix éditions, en anglais, italien, allemand et français. C’est lui qui rendit son auteur aussi célèbre et le fit notamment élire à la Royal Society de Londres et à l’Académie des sciences de Paris, laquelle, je le rappelle au passage, avait été fondée en 1666.
Sans entrer dans les détails, je me bornerai à deux points concernant le contenu des fameuses lettres . Le premier est l’affirmation de l’existence d’un fluide unique, constitué de « particules extrêmement subtiles ». Un corps possédant un excès de ce fluide est dit chargé positivement. De même, un corps est dit chargé négativement s’il y a, au contraire, un manque de fluide. L’électricité, pour Franklin, n’est ni créée ni détruite, mais seulement transférée. Il postule qu’elle exerce un effet répulsif sur elle-même, mais attire la matière qui la contient. Pour expliquer qualitativement les phénomènes connus, il manquait un maillon fourni en 1759 par Franz Ulrich Theodosius Æpinus, directeur de l’observatoire astronomique de Saint-Pétersbourg. Æpinus compléta les hypothèses de Franklin en supposant qu’en l’absence d’une quantité compensatrice d’électricité, la matière ordinaire se repoussait. Quiconque possède quelques connaissances minimales en physique reconnaîtra que nous ne sommes pas très loin de la vision moderne, électronique, de l’électricité, avec cette particularité purement formelle qu’à cause de Franklin on continue aujourd’hui de considérer comme « négative » la charge élémentaire qu’on considérerait sûrement comme « positive » si l’on repartait de zéro ! Il n’en reste pas moins que, vue a posteriori, la théorie des deux fluides, défendue par Du Fay et par l’abbé Nollet, est aussi bonne que celle de Franklin, et ce jugement de valeur s’est confirmé depuis que l’on a reconnu l’existence des positrons, identiques à l’électron au signe de la charge près. En d’autres termes, la contribution de Franklin, aussi éclairante et donc utile qu’elle fût, n’eut aucun caractère décisif. Pareille situation n’est pas rare dans l’histoire des sciences, et la gloire qui s’attache à un nom résulte toujours d’un phénomène social complexe. J’ajouterai pour mémoire qu’il fallut attendre les expériences de l’officier du génie Charles de Coulomb entre 1784 et 1789, complétées par celles de l’Italien Volta, pour arriver à une formulation quantitative réellement décisive des lois d’attraction et de répulsion des charges électriques, le véritable point de départ de l’électromagnétisme moderne. Ces travaux devaient conduire en 1864 aux fameuses équations de James Clerk Maxwell, certainement le plus grand des physiciens entre Newton et Einstein, avec cette synthèse triomphale entre l’électromagnétisme et l’optique. Incidemment, rappelons que, jusqu’à la découverte des phénomènes subatomiques, à la fin du XIXe siècle, on ne connaissait que deux des quatre forces fondamentales de la nature : la gravitation et l’interaction électromagnétique.
Le second point concernant les lettres à Collinson se rapporte à l’électricité atmosphérique . Ce qui en effet rendit Franklin célèbre fut moins son œuvre expérimentale et théorique que l’invention du paratonnerre, conséquence de l’opinion que l’éclair n’était autre chose qu’une étincelle électrique d’une grande puissance. Dans la deuxième lettre, il décrit « l’étonnant effet des corps pointus tant pour tirer que pour pousser le feu électrique ». Dans la quatrième lettre et une partie de la cinquième (datée du 29 juillet 1750), il développe l’analogie entre le tonnerre et l’électricité des machines. Si l’on peut dire, l’idée était dans l’air. Tous les historiens des sciences sont d’accord sur ce point. L’avantage de notre héros sur les autres, dans ce domaine, est d’avoir proposé une expérience à même de vérifier son hypothèse. Le projet s’en trouve exposé dans le supplément de la cinquième lettre. Il s’agissait de placer une guérite sur une haute tour, avec un tabouret isolant au milieu, et de faire partir de ce tabouret une tige de fer pointue s’élevant de trente pieds dans l’atmosphère. En fait, ce furent des Français, Dalibard et Delor, qui furent les premiers à exécuter ce projet, en mai 1752. Le mois suivant, sans connaître les travaux de Dalibard et Delor, Franklin confirma son hypothèse en utilisant ce que l’on a appelé le cerf-volant électrique. Ce dispositif consistait en un grand morceau de soie tendue sur des bâtons en croix, avec une pointe de fer reliée à une ficelle de chanvre conductrice, au bout de laquelle était attachée une clé, isolée de la main par des fils de soie. Aidé de son seul fils, il lança son cerf-volant pendant le passage de quelques nuages orageux, et eut la joie de tirer des étincelles de la clé. Cette expérience célèbre est devenue une véritable image d’Épinal, restée gravée dans les esprits en tant que telle. Bien d’autres expériences confirmèrent abondamment l’hypothèse. Franklin en conclut que l’on pourrait détourner les effets dangereux de la foudre en élevant au-dessus des édifices des tiges de fer que l’on mettrait en communication avec le sol. En septembre 1753, dans une treizième lettre, il expose en détail pourquoi de pareilles tiges protégeraient contre les effets de la foudre. Le tonnerre, écrit-il, ne fait explosion que lorsque les corps conducteurs reçoivent l’électricité plus vite qu’ils ne peuvent la transmettre, c’est-à-dire quand ils sont séparés ou divisés, quand ils sont trop petits ou trop mauvais conducteurs. Par conséquent, poursuit-il, des tiges métalliques non interrompues et d’une épaisseur suffisante, ou bien empêcheraient entièrement l’explosion de se produire, ou bien si elle se produisait entre la pointe et les nuages, conduiraient la foudre jusqu’au point où mène la tige. L’utilité des paratonnerres frappa l’esprit pratique des Américains, qui en tirèrent aussitôt parti. L’appareil se répandit aussi très rapidement en Europe – moins vite en France à cause de la hargne de l’abbé Nollet.
On pourrait débattre longuement de l’importance réelle des travaux de Franklin et de leur originalité par rapport à ce qui se faisait à l’époque. Sur ce point également, il n’y a rien que de très habituel. Aujourd’hui encore, certains attribuent la paternité de la théorie de la relativité restreinte au Néerlandais Hendrich Anton Lorentz ou au Français Henri Poincaré. En fait, des quatre grandes découvertes d’Einstein (la relativité restreinte, l’explication du mouvement brownien, celle de l’effet photoélectrique et la relativité générale), seule la quatrième était radicalement détachée de l’air du temps. En science comme ailleurs, la célébrité tient à un ensemble de facteurs dont l’interprétation complète relève de la psychologie et de la sociologie. La gloire d’Einstein lui-même ne saurait s’expliquer par la formule d’apparence très simple, E = mc², ou a fortiori par d’autres équations infiniment plus ésotériques. Le tempérament du grand homme, son histoire, ses combats politiques, son apparence physique même sont entrés en résonance avec les sensibilités de son temps. À toutes les époques, les noms de bien des savants ou des penseurs éminents peuvent rester largement inconnus du grand public, voire des publics cultivés. Le cas d’un Louis Pasteur ou celui d’un Albert Einstein sont bien rares. Pour un Werner Heisenberg, dont les « relations d’incertitudes » ont frappé l’imagination des esprits les plus étrangers aux mathématiques, ou pour un Kurt Gödel, dont on commente les « théorèmes d’incomplétude » jusque dans les dîners en ville, combien de génies comme Richard Feynman (1918-1988) restent-ils largement inconnus ? Et encore ai-je à dessein cité l’un des plus grands théoriciens du XXe siècle dont le nom reste au moins familier à la plupart des étudiants en physique, car il fut aussi un immense professeur et l’auteur d’un manuel toujours lu et révéré. En ce qui concerne Franklin, je ne pense pas qu’il eût atteint la gloire s’il n’avait vécu en ce moment fondateur des États-Unis, où l’émergence du Nouveau Monde appelait des idoles. Aujourd’hui encore, un auteur comme le prix Nobel américain Steven Weinberg se croit obligé de présenter les contributions de son illustre prédécesseur d’une façon excessivement flatteuse .
En définitive, je crois que, pour apprécier le plus justement l’homme que fut Benjamin Franklin, il faut chercher à comprendre sa personnalité dont Edmund Morgan, entre autres, a bien rendu la très exceptionnelle richesse . Un homme ne traverse pas la vie avec autant de réalisations dans des domaines aussi divers, s’il est dépourvu de volonté, de courage et d’un haut degré de discipline personnelle. Ces qualités, que Benjamin Franklin cultiva dès son plus jeune âge, ont leurs revers. Ainsi notre héros ne fut-il sans doute pas le mari ou le père parfaits conforme à l’idéal américain, et d’ailleurs ses biographes sont plutôt discrets sur sa vie privée. Toujours est-il que, doué comme il l’était, il fit très vite preuve des talents d’un véritable entrepreneur. Plus tard, dans ses activités de négociateur, il dut surmonter bien des obstacles, et il serait naïf de s’en tenir à l’image du vieux sage, bonhomme et souriant, qui parvient à ses fins parce que tout le monde s’incline devant lui avec respect. Il fut un sage, mais un sage pugnace. Sa curiosité est sa première qualité. À chaque instant de sa vie ou presque, Franklin n’a cessé de saisir toutes les occasions possibles pour interroger la nature. Ainsi ne pouvait-il pas boire une tasse de thé sans se demander pourquoi les feuilles se disposaient dans telle configuration plutôt que dans telle autre. Pourquoi une goutte d’huile restait-elle compacte sur un morceau de verre, et s’étalait-elle jusqu’à former un très mince film iridescent sur la surface de l’eau ?… Sa curiosité le conduisit à enrichir la connaissance du Gulf Stream à l’occasion de ses traversées transatlantiques. Passionné par les mouvements de l’eau, il l’était aussi par ceux de l’air et de l’atmosphère, ce qui l’amena à formuler des hypothèses novatrices sur les phénomènes météorologiques. Franklin était né observateur et expérimentateur, beaucoup plus que théoricien. Quitte à recourir à une distinction certes courante mais ambiguë, je dirais qu’il était un esprit beaucoup plus concret qu’abstrait, et un pragmatique bien plus qu’un intellectuel, en tout cas étranger à l’esprit de système et aussi peu idéologue que possible. Il se servait merveilleusement de ses yeux pour regarder, de ses oreilles pour écouter. En cela, certains physiciens rejoignent artistes, peintres, sculpteurs ou écrivains. De fait, il utilisait aussi ses dons d’observation pour connaître, outre les choses, également les hommes. Une des clés de la réussite de Franklin fut certainement sa connaissance des hommes, fondée sur un intérêt réel à les pratiquer (« Je crois que j’aime la compagnie », disait-il), intérêt réel qui distingue si bien les maîtres de l’action des intellectuels « purs », intéressés par la théorie de l’humain plus que par l’humain. Bon connaisseur des hommes, un peu caméléon, il s’appliquait à rechercher de bons compromis plutôt qu’à imposer ses préférences. Les gens aimaient Franklin parce qu’il les aimait.
Il excellait aussi dans l’art de se servir de ses mains pour bricoler et pour fabriquer – ou faire fabriquer – des appareils. Ainsi son intérêt pour la circulation de l’air se concrétisa-t-il par la mise au point d’un poêle (Franklin Stove) dont les performances ont permis d’améliorer grandement le chauffage domestique. Il fut aussi l’inventeur des lunettes bifocales. Le terme « inventeur », dans son acception la plus populaire, lui convient merveilleusement bien. Un peu comme Léonard de Vinci, il imaginait des techniques futuristes, par exemple pour accroître l’efficacité de la navigation. Je ne tenterai nullement d’énumérer et de commenter toutes ses trouvailles. Il est important de souligner avant tout son immense et tellement sympathique curiosité pour la nature et pour les hommes, qui l’a accompagné toute sa vie, même si, à partir des années 1850, il a abandonné les expériences scientifiques pour se concentrer sur le service public. J’emploie ici l’expression « service public » non pas dans son sens français actuel, qui se rapporte à l’État, mais dans son sens anglo-saxon de toujours – ancré aussi dans une conception de la fiscalité – qui fait référence à l’intérêt général, lequel est porté essentiellement non pas par les organes du gouvernement, mais par les citoyens eux-mêmes et les associations qu’ils créent.
Nous touchons à un trait essentiel de la personnalité de Benjamin Franklin. Très tôt il fit fortune, mais il ne fut jamais un homme d’argent. Il toucha à la science, mais la considéra surtout comme une « amusante philosophie », finalement secondaire par rapport au service immédiat de l’intérêt général. Il refusa toujours de breveter ses inventions, comme le paratonnerre, qui auraient pu lui rapporter des rentes colossales. Dans toutes ses entreprises, il a d’abord voulu être directement utile à son prochain. Lorsqu’en 1748, à l’âge de quarante-deux ans, il décida de se retirer de la vie des affaires pour se consacrer à la vie publique, sa mère lui en fit le reproche. On a conservé une lettre qu’il lui adressa deux ans plus tard, où il écrit qu’après sa mort « je préférerais que l’on dise “il a mené une vie utile” plutôt que “il est mort riche” ». Le Poor Richard Almanach qu’il publia chaque année, de 1733 à 1758, est bourré d’aphorismes et de remarques sur la question de l’argent. Ainsi le Bonhomme Richard note-t-il que « Content and Riches seldom meet together ». Nous dirions : l’argent ne fait pas le bonheur. Franklin était frappé par « le point faible de l’Humanité, [qui consiste] en la poursuite sans fin de la richesse ». On lit encore ceci dans l’almanach : « Si vos richesses sont vôtres, pourquoi ne les emportez-vous pas dans l’autre monde ? », car « le seul avantage qu’il y ait à avoir de l’argent, c’est de l’utiliser ». Dans une lettre à un ami, Franklin note : « Ce que nous avons en plus de ce que nous pouvons utiliser n’est pas à nous à proprement parler, quoique nous le possédions. » Cette pensée va manifestement très loin. C’est également en 1750 qu’il exprime clairement l’idée qu’il est plus important de se consacrer au service public qu’à la science. Mais il ne se prend pas pour un surhomme. Il note aussi, avec une lucidité non dépourvue d’ingénuité, qu’il n’est pas insensible aux louanges et que ceux qui prétendent l’être sont des hypocrites. À vrai dire, il fut un maître dans l’art de l’autopromotion !
On voit donc que Benjamin Franklin a des idées très claires de sa mission sur la terre. Encore enfant, cependant, il prit ses distances avec les Églises. Pour cet homme qui voulait penser par lui-même, la prédestination n’avait aucun sens, non plus que le péché originel. Typiques de lui sont des phrases telles que : « Il est possible que certaines actions soient mauvaises parce que la Bible les a interdites, ou bonnes parce que la Bible les a recommandées, et pourtant il est probable que ces actions ont été interdites, parce qu’elles sont mauvaises pour nous, ou recommandées, parce qu’elles étaient avantageuses pour nous. » Ou bien : « Le péché n’est pas nuisible parce qu’il est interdit, mais il est interdit parce qu’il est nuisible… De même nul devoir n’est avantageux parce qu’il est recommandé, mais il est recommandé parce qu’il est avantageux. » Ou encore : « La moralité ou la vertu est la fin, la foi n’est qu’un moyen en vue de cette fin ; et si nous parvenons à cette fin, peu importe les moyens que nous aurons employés. » Du point de vue religieux, Franklin fut donc un libre-penseur et un déiste qui pouvait certainement faire sienne la formule de Voltaire : « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer que cette horloge existe, et n’ait point d’horloger. » Son activité dans la franc-maçonnerie correspond à cette philosophie. Cet observateur-admirateur de la nature ne pouvait être que tolérant. Il détestait d’ailleurs les querelles publiques et était meilleur causeur qu’orateur. Tout cela va ensemble. Son ouverture vis-à-vis des questions religieuses a certainement facilité son insertion dans la bonne société française, comme elle lui a nui auprès des puritains américains, très puissants.
Pour mieux connaître Franklin, il faut se reporter à la liste des treize vertus qu’il présente dans la seconde partie de son autobiographie, liste dont il a effectivement essayé de s’inspirer pour la conduite de sa propre vie. La voici :
La Tempérance : Ne mange pas tout ton saoul ; ne bois pas jusqu’au débordement.
Le Silence : Limite-toi aux paroles pouvant être bénéfiques pour les autres ou pour toi ; évite les conversations inutiles.
L’Ordre : Accorde une place à toute chose ; accorde du temps à chaque aspect de ton travail.
La Résolution : Fais ce que dois ; accomplis sans faillir tout ce que tu décides d’accomplir.
La Frugalité : Ne dépense que ce qui profitera aux autres ou à toi ; ne gaspille rien.
L’Industrie : Ne perds pas de temps ; sois toujours occupé à quelque chose d’utile ; laisse tomber toute activité inutile.
La Sincérité : Ne trompe ni ne blesse personne ; sois innocent et juste, et qu’il en soit de même de tes propos.
La Justice : Ne fais de mal à personne par tes gestes ou en omettant de faire le bien que tu dois.
La Modération : Évite les extrêmes ; abstiens-toi de tout ressentiment, même si tu le crois justifié.
La Propreté : Ne tolère aucune malpropreté du corps, des vêtements ou du logis.
La Tranquillité : Ne te laisse pas perturber par des riens, ni par les accidents, qu’ils soient courants ou inévitables.
La Chasteté : Ne t’adonne aux choses de la chair que pour la santé ou la reproduction, jamais par ennui, faiblesse ou pour nuire à la paix ou la réputation de quiconque.
L’Humilité : Imite Jésus et Socrate.
Edmund Morgan remarque qu’au moins neuf de ces « vertus » ne sont pas directement liées à la morale. Il s’agit de la tempérance, du silence, de l’ordre, de la résolution, de la frugalité, de l’industrie, de la modération, de la propreté et de la tranquillité. Les quatre autres, c’est-à-dire la sincérité, la justice, la chasteté et l’humilité, concernent bien directement les relations avec les autres, mais la conception que Franklin développe de la chasteté ne coïncide manifestement pas avec les exigences habituelles de la morale. Ce qui saute surtout aux yeux, c’est l’absence dans cette liste de toute référence directe à la charité ou à l’amour, alors que, selon Morgan et d’autres biographes, la charité ou l’amour était le grand principe de vie de Franklin. On sait que pour les chrétiens, en principe, la charité ou l’amour est l’exigence suprême, sans laquelle la Foi perd son sens. Nul n’a mieux exprimé cela que saint Paul, dans le sublime chapitre 13 de la Première Épître aux Corinthiens : des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et l’amour, l’amour est la plus grande. Notons cependant, chez Franklin, la présence au moins implicite des quatre vertus cardinales : le courage est présent, ne serait-ce qu’à travers la résolution ; la justice et la tempérance (du moins en ce qui concerne le manger et le boire) sont explicitement mentionnées, et on peut voir dans la prudence un corollaire de la modération. Pour répondre à son propre étonnement, Morgan avance l’explication suivante : les chrétiens, dit-il, prétendent mettre l’amour au sommet de leur échelle des vertus, mais il est hélas bien rare qu’ils le pratiquent, et en tout cas sur ce plan ils ne sont pas meilleurs que les autres ; en conséquence, et conformément à son attitude générale par rapport à la religion, Franklin se serait attaché à pratiquer la charité ou l’amour dans sa vie, tout en évitant d’en faire cas. Je suis personnellement sensible à cette interprétation ; et aujourd’hui comme en d’autres époques, chacun peut hélas constater qu’il n’y a pas de corrélation manifeste entre la pratique de la charité et celle de la religion. Sur ce point, Franklin a certainement des disciples qui l’ignorent. Modestement, l’inventeur du paratonnerre prétendait simplement être utile, un critère explicitement présent dans sa sixième vertu (l’industrie, l’application au travail) et implicitement dans beaucoup d’autres. Quant aux neuf vertus que Morgan considère comme au mieux indirectement reliées à la morale, on objectera qu’à l’instar de toutes les règles – y compris, bien sûr, celles des ordres monastiques –, elles peuvent être comprises comme des conditions éprouvées dans une pratique pour parvenir aux vertus supérieures comme la charité ou l’amour.
Tel fut l’homme qui impressionna tant Paris, au matin du Nouveau Monde et au soir de l’Ancien Régime. Ayant quitté la France, ses admiratrices et ses admirateurs, le vieillard s’en retourna vivre entre ses compatriotes le reste de son âge. Il consacra les cinq dernières années de sa vie à travailler comme par le passé. Non sans amertume. Sa popularité était à son zénith, mais on lui reprochait d’avoir passé trop de temps dans un pays papiste et monarchiste. Les Insurgents avaient minoré les effets de l’alliance avec la France, conclue plus par nécessité que par inclination. Adams et Jay, en pleine ascension, s’étaient répandus en médisant sur ses mœurs et ses fréquentations dans un pays dont on soulignait la légèreté et la corruption. Les tenants du puritanisme étaient confortés dans leurs clichés par l’exemple de François de Moustier, le nouveau ministre de France, un veuf qui n’avait pas hésité à vivre en concubinage avec sa belle-sœur et à partir aux États-Unis en sa compagnie. Benjamin Franklin n’appartenait pas à l’élite qui gouvernait le pays. Ses origines très modestes, ses goûts, ses relations, la trahison de son fils naturel demeuré loyaliste, tout séparait cet autodidacte des aristocrates du Nord comme des planteurs du Sud désormais aux commandes. Ne dramatisons cependant pas trop. L’octogénaire en mauvaise santé fut tout de même élu dès son retour au Second Congrès continental. Il fut, pendant trois ans, le gouverneur de son État, une fonction honorifique. Il fut l’un des huit délégués de la Pennsylvanie à la Convention de Philadelphie qui se réunit en mai 1787 pour élaborer la Constitution dont la présidence fut dévolue à Washington. Il assista régulièrement en voisin aux sessions. Les délibérations étaient secrètes, mais le journal de Madison nous apporte des enseignements précieux. Le rôle de Franklin fut mineur, mais il intervint utilement dans plusieurs débats essentiels. Il était, dans le domaine législatif, favorable au monocaméralisme, comme en Pennsylvanie. Il se rallia pourtant au bicaméralisme en proposant que le Sénat soit la Chambre des États et la Chambre des représentants celle du peuple. Partisan de la création d’un exécutif, il le voulait limité. Ce fédéraliste modéré s’opposait à l’octroi du droit de veto au président ainsi qu’à la non-limitation de son mandat. En définitive, la Constitution des États-Unis ne correspondait pas à son idéal – plus proche de la Constitution de la Pennsylvanie –, mais cet homme de compromis prit clairement parti pour sa ratification, à laquelle il contribua significativement en raison de son immense prestige. Le 17 septembre 1787, jour de la signature par la Convention, trop faible pour prendre la parole, il distribua des remarques imprimées commençant ainsi : « J’approuve cette Constitution, malgré tous ses défauts » et s’achevant par ces mots : « Ainsi donc, je donne mon assentiment, à cette Constitution, parce que je n’en attends pas de meilleure et parce que je ne suis pas sûr que celle-ci ne soit pas la meilleure possible. » Franklin aura été signataire des quatre documents fondateurs des États-Unis : la Déclaration d’indépendance de 1776, que Jefferson avait rédigée, mais qu’il contribua à rendre encore plus percutante ; les traités de 1778 avec la France et de 1783 avec l’Angleterre dont il fut l’un des principaux négociateurs ; la Constitution de 1787, enfin, qu’il influença marginalement mais aida à faire ratifier.
Dans les dernières années de sa vie, au terme d’un long processus, le grand homme prit position contre l’esclavage. Ainsi s’était-il enthousiasmé à Londres pour l’instruction des Noirs ; il avait, en France, longuement conversé avec Condorcet, auteur en 1777 de Réflexions sur l’esclavage des Nègres. En 1787, il prit la présidence de la Pennsylvania Abolition Society, soutenu par les Quakers. Il renonça cependant à présenter une pétition en ce sens à la Convention, craignant la réaction des États esclavagistes du Sud. Pragmatique comme il l’avait toujours été, il savait que chaque chose a son moment et que le moment de l’abolition n’était pas venu .
Benjamin Franklin est mort le 17 avril 1790 et le Paris révolutionnaire n’apprit la nouvelle que près de deux mois plus tard. Déjà magnifié de son vivant, son nom connaîtra en France une immense et durable apothéose après sa mort, un destin qu’aucun de ses compatriotes n’approchera jamais. Entre 1815 et 1850, à Paris comme en province, se développera une véritable « franklinomanie », à la fois élitiste et populaire. Auguste Comte ira jusqu’à parler de lui comme d’un Socrate moderne. En 1906, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, une statue fut érigée place du Trocadéro portant cette inscription de Mirabeau : « Ce génie qui affranchit l’Amérique et versa sur l’Europe des torrents de lumière ! Le Sage que deux mondes réclament. »
Devrais-je pour conclure m’abandonner à la grandiloquence et m’appuyer sur la vie, réelle ou mythique, de Franklin pour entonner un hymne aux relations franco-américaines ? J’ai trop pratiqué et étudié ces relations, depuis plus de trente ans, pour succomber à pareille tentation. J’ai pris trop d’intérêt à découvrir la personnalité que nous célébrons aujourd’hui pour vous proposer une chute aussi contraire à son tempérament et, si vous me permettez de le dire, au mien. Les relations franco-américaines ont toujours été difficiles, parfois même très difficiles, mais avec un fond jamais démenti d’admiration, d’attirance et bien souvent de charme réciproque. Comme tout ce qui est de l’ordre de l’humain, un tel fond ne peut se perpétuer qu’avec un flux soutenu d’hommes et de femmes qui en incarnent la substance. Au début du XXIe siècle, l’Amérique et la France continuent d’avoir besoin l’une de l’autre. La politique internationale a ses lois, qui sont dures, ce qu’un Franklin savait mieux que quiconque. Mais il y a la sympathie qui se cultive. Cela également il le savait, et il le pratiquait. Et il y a aussi la sagesse, si universellement nécessaire et en même temps si rare, et si littéralement vitale dans les moments de folie. Benjamin Franklin était bien « le Sage que deux mondes réclament ». Où est celui qu’aujourd’hui nous réclamons ?