Thierry de Montbrial

Un effondrement de l'Ukraine n’est pas à exclure

Médias

Interview dans Le Figaro le 4 décembre 2025 par Ronan Planchon

La démission d’Andriy Yermak, bras droit de Zelensky, sur fond de scandale de corruption, aura de lourdes conséquences sur l’issue du conflit, analyse Thierry de Montbrial, fondateur et président exécutif de l’Ifri, pour qui la lutte pour le pouvoir au sein du système ukrainien va s’intensifier.

Soupçonné d’être impliqué dans une affaire de corruption, le puissant et impopulaire chef de l’administration présidentielle, Andriy Yermak, a présenté sa démission. Ce départ peut-il avoir des répercussions politiques plus larges ? Fragilise-t-il Zelensky ?

La corruption est un phénomène ancien, structurel et bien connu en Ukraine – comme dans beaucoup d’ex-pays soviétiques, dont la Russie. Les historiens nous enseignent également que les guerres ont toujours été propices aux grands scandales de corruption. La seule différence, c’est que les vainqueurs n’en répondent jamais vraiment. Deux lectures sont possibles. Si l’on est bienveillant, on peut y voir la preuve qu’une certaine forme de contrôle démocratique et de transparence commence à fonctionner en Ukraine malgré la guerre. On peut aussi y voir la manifestation d’adversaires internes puissants qui profitent de l’occasion pour affaiblir Zelensky. Je ne sais pas qui se trouve derrière ces faits, mais la question se pose légitimement.

Sur le plan purement fonctionnel, Yermak était le bras droit du président ukrainien, un acteur central dans toutes les négociations internationales et dans l’organisation quotidienne du pouvoir. Sa chute crée incontestablement un vide dans la machinerie gouvernementale et, bien sûr, fragilise Zelensky. Ce type d’affaire peut être exploité, par les Russes ou par d’autres, à des fins de déstabilisation supplémentaire.

Cette séquence met-elle en lumière une lutte de pouvoir à l’intérieur même du système ukrainien ?

Tout à fait. Et cette lutte va s’intensifier. Nous nous approchons, avec encore bien des rebondissements possibles, d’une forme d’achèvement de la phase actuelle du conflit. Cette guerre ne peut pas se poursuivre indéfiniment au rythme et sous la forme qu’elle a connus ces trois dernières années. Nous allons vers une suspension plus ou moins longue des hostilités, qu’il s’agisse d’une trêve ou d’un cessez-le-feu, même si la paix au sens d’un traité complet est une tout autre affaire.

Dès qu’un arrêt des combats sera acquis, la politique intérieure ukrainienne risque de redevenir extrêmement agitée, ce qu’elle fut dans le passé. C’est une constante historique : même dans les pays victorieux des grandes guerres européennes du XXe siècle, les électeurs se débarrassent très vite de leurs héros de guerre (Clemenceau en 1919, Churchill en 1945). L’Ukraine d’avant 2014, et a fortiori d’avant 2022, était déjà un système politique complexe, conflictuel, avec de multiples clans et intérêts. Tout cela va ressurgir ouvertement. La période qui s’ouvrira sera donc très probablement peu favorable à Volodymyr Zelensky.

Cet épisode peut-il pousser Zelensky à accepter la proposition de trêve avancée par Donald Trump ?

Je n’ai pas la prétention de savoir comment il raisonne. Ce qui est certain, c’est que les facteurs objectifs seront déterminants. Actuellement, le temps joue pour la Russie – du moins à l’échelle des prochains mois. Moscou connaît des difficultés croissantes (économiques, pertes humaines très lourdes, problèmes démographiques…), mais rien qui menace le régime immédiatement. Du côté ukrainien, la résistance reste impressionnante, héroïque, mais l’épuisement physique et moral de la population et de certaines parties de l’appareil d’État est palpable. Un effondrement du front, même partiel, n’est pas exclu, à un moment imprévisible.

La dernière proposition américaine amendée sous la pression de Zelensky et des Européens a été rejetée par Poutine, mais il est peu probable que Donald Trump décide soudain de soutenir massivement l’Ukraine. Une hypothèse plus réaliste est qu’il dise aux Européens quelque chose comme : « Débrouillez-vous maintenant, et si vous voulez davantage d’armements, vous payez comptant. » Or rien n’indique que l’Europe soit vraiment prête ou capable de combler seule et rapidement le vide américain. Il faut bien distinguer, par ailleurs, les conditions d’un arrêt des hostilités et celles d’une paix définitive (concessions territoriales, garanties de sécurité, levée des sanctions, etc.). Les secondes prennent nécessairement beaucoup plus de temps. On parle beaucoup ces jours-ci de conditions de paix, mais nous allons trop vite en besogne. Entre la « guerre » et la « paix », il peut s’écouler beaucoup de temps.

Les affaires de corruption compliquent-elles aussi la tâche de l’Ukraine pour solliciter l’aide financière dont elle a besoin auprès de ses soutiens européens ?

C’est probable. Depuis la chute de l’Union soviétique, et surtout depuis le début de la guerre le 24 février 2022, politique intérieure et politique extérieure sont de plus en plus intriquées. Quand les temps sont calmes, la politique étrangère reste l’affaire d’une poignée d’initiés. Dès qu’apparaissent des bifurcations, tout le monde s’en mêle. Dans la situation actuelle, je n’ai jamais vu un tel déchaînement de passions. En Europe, on observe des clivages géographiques assez nets.

Les pays d’Europe du Nord comme la Pologne et les pays Baltes perçoivent la menace russe comme vitale et immédiate. On les comprend. Pour les pays d’Europe du Sud, par ailleurs très endettés, cette menace reste beaucoup plus abstraite, malgré les attaques hybrides. Certains pays d’Europe centrale ou orientale (comme la Hongrie de Viktor Orban ou la Serbie, qui n’est pas encore en Union européenne) manifestent ouvertement leur proximité avec Moscou. Même en France, un effort supplémentaire concret massif et immédiat serait aujourd’hui très difficile à faire accepter.

La guerre d’Ukraine a au moins eu un effet potentiellement positif : elle a réveillé, peut-être durablement mais ce n’est pas sûr, la question d’une véritable défense européenne autonome, c’est-à-dire d’une Europe capable de penser et d’assurer sa propre sécurité en dehors du protectorat américain. Mais de quelle Europe parlons-nous ? Et, une fois les passions retombées et les contraintes budgétaires devenues effectives, aurons-nous la volonté politique de passer de la parole aux actes ? Car, qu’on le veuille ou non, la puissance repose toujours sur l’économie. Et ceux qui croiraient encore que les États-Unis pourraient redevenir, dans les prochaines décennies, le protecteur de l’Europe comme pendant la guerre froide se trompent lourdement. Même si un miracle est toujours concevable, la prudence élémentaire commande aux Européens d’agir comme s’il était exclu. Le général de Gaulle ne prophétisait pas autrement.

La Russie va-t-elle exploiter ce scandale pour pousser les États-Unis à conclure un accord sur la fin de la guerre directement avec Moscou, en contournant l’Ukraine ?

De fait, l’essentiel du jeu se joue déjà entre Poutine et Trump. Les Européens et les Ukrainiens ont tenté, avec un succès limité, d’introduire des ralentisseurs face aux impulsions américaines. Mais pour quiconque s’intéresse aux rapports de force réels, la négociation décisive est et restera d’abord russo-américaine. Les États-Unis et la Russie ont un intérêt stratégique commun à améliorer leurs relations, à cause de la Chine. Même si les démocrates étaient restés au pouvoir, Washington aurait sans doute fini par en arriver à la même conclusion.

L’interview, par Romain Planchon, est parue dans Le Figaro le 4 décembre 2025

Pour aller plus loin

Relations internationales

L’Union européenne face à un déclin inévitable ?

28 novembre 2025

Relations internationales

50 ans de la création du G7

17 novembre 2025

Relations internationales

Entretien avec Charles Michel, ancien président du Conseil européen

09 septembre 2025

Médias

Vidéo de présentation du Ramses 2026

02 septembre 2025