Thierry de Montbrial

Diagnostics franco-allemands

Relations internationales

Textes

Texte de Thierry de Montbrial dans le numéro spécial pour les 70 ans de la DGAP de Ia revue allemande Internationale Politik

Un impérialiste déterminé au Kremlin, un président incertain à la Maison Blanche : l’Europe a déjà connu des jours meilleurs. Comment Paris et Berlin peuvent-ils réagir ensemble, quel rôle jouent les think tanks des deux pays ?

Rien ne permet aujourd’hui d’assurer que l’Union européenne aura survécu au milieu de ce siècle. Rien ne permet non plus de prédire sa disparition prématurée, avant même d’avoir accompli un siècle d’existence. Mais elle est assurément en danger vital en raison des conséquences de la chute de l’Union soviétique en 1989 – 1991, de la montée de la Chine et plus généralement de l’Asie, ainsi que de l’ouverture d’un nouveau cycle aux Etats-Unis marqué par une forme agressive de conservatisme et le retour du protectionnisme dans le cadre d’une tendance à la reconfiguration du monde en zones d’influence. De même que, au milieu du siècle dernier, la Communauté économique européenne n’aurait pas pu naître sans l’incarnation de l’idée de réconciliation franco-allemande ; de même, dans le deuxième quart du présent siècle, l’Union européenne ne pourra tenir ses promesses qu’au prix d’une volonté crédible de l’Allemagne et de la France, donc partagée sur une longue durée, de surmonter les obstacles pour qu’il en soit ainsi. Or, cela n’a rien d’évident. Si à moyen terme (je ne vois pas de risque sérieux à très court terme), les voies de l’Allemagne et de la France venaient à diverger, l’Union serait condamnée à se décomposer plus ou moins lentement, et peut-être même à se diviser. Avec quelles conséquences économiques et géopolitiques ? Alors que la DGAP fête ses 70 ans, nous devons plus que jamais réfléchir à la manière dont la France et l’Allemagne, notamment par le biais de leurs think tanks, peuvent contribuer à empêcher cette perspective.

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Pour construire solidement l’avenir, nos deux pays doivent commencer par s’entendre lucidement sur le diagnostic. Ils doivent avoir le courage d’envisager ouvertement les scénarios dérivant du jeu naturel des forces économiques, politiques et militaires actuellement à l’œuvre au sein de l’Union européenne et de son environnement. Historiquement et géographiquement, c’est-à-dire du point de vue proprement géopolitique, la relation entre l’Allemagne et la France est le nœud critique dont l’équilibre européen dans son ensemble dépend. On trouvera ci-après quelques réflexions sur l’état des lieux[1].

Il importe tout d’abord de reconnaître explicitement qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’au fil des mois les intentions de l’Union soviétique sur l’Europe paraissaient de plus en plus évidentes, le projet de ce qui allait devenir la Communauté Economique Européenne fut au moins autant un projet américain qu’un projet européen. Avec deux conséquences. Sur le plan politique, même dans le cadre du projet avorté de la Communauté Européenne de Défense (CED), l’organisation de l’Europe occidentale s’est d’emblée placée sous le protectorat américain. Sur le plan économique, sa reconstruction a été élaborée dans le cadre des institutions de Bretton-Woods, édifiées grâce au leadership américain. A partir de cette époque et pendant les quatre décennies entre la formation de l’Alliance atlantique et la chute du mur de Berlin, les Etats-Unis n’ont jamais dévié de la doctrine affirmant une communauté de destin face à la menace soviétique. En Europe continentale seule la France, surtout à partir de la Ve République et de la présidence du général de Gaulle, n’a cessé de se projeter dans le temps long de l’Histoire, et donc d’accorder une grande importance à une réflexion stratégique ouverte malgré la relative modestie de ses moyens et donc de ses capacités. De son côté, la Grande-Bretagne s’est toujours focalisée dans la direction atlantique. Au contraire des Anglo-Américains, sur le plan économique, la France n’a jamais affiché le libre-échange en tant que loi économique atemporelle, mais sur ce plan l’indiscipline des Français a toujours affaibli leur crédibilité. De leur côté, les Allemands s’en sont longtemps tenus à la doctrine de l’ordolibéralisme.

1973 a marqué un tournant dans la trajectoire. Alors que Georges Pompidou était président de la République française et Willy Brandt chancelier fédéral de la RFA, a été décidé le premier élargissement de la Communauté européenne au Danemark, à l’Irlande et au Royaume-Uni.

L’entrée de ce dernier a changé radicalement l’équilibre du système politique de la Communauté. Mais l’économie européenne était encore prospère et, sur le plan plus large des rapports Est-Ouest, l’heure était à la détente.

L’année 1973 fut celle de ma première rencontre avec Karl Kaiser, qui venait de prendre la tête de l’institut de recherche de la DGAP, peu avant la création du Centre d’Analyse et de Prévision (CAP) du ministère français des Affaires étrangères, l’homologue du Planungsstab de l’Auswärtiges Amt et du Policy Planning Staff (PPS) du Département d’Etat, dont je fus le premier directeur.

Nous avons aussitôt établi des relations de travail, dans la conviction commune que la Communauté européenne et l’Alliance atlantique étaient les deux piliers d’une paix durable sur notre continent. L’action de Karl Kaiser à la tête de la DGAP, en la faisant rayonner comme l’un des principaux, si ce n’est le seul vrai think tank d’alors en Europe continentale, m’aida à mieux comprendre, pour ne pas dire découvrir l’Allemagne en tant que puissance politique. L’existence d’un centre de recherche sur la France au sein de la DGAP nous a permis d’incarner la conviction que ce que nous appelions le « moteur » ou le « couple » franco-allemand était la clé de la stabilité sur notre continent.

Lorsque, au début de l’année 1979, je pus faire décoller l’Institut français des relations internationales (Ifri), nous étions évidemment résolus, Karl Kaiser et moi, à travailler ensemble au-delà du Cerfa (Comité d’études des relations franco-allemandes), de création plus ancienne. Le travail que nous avons mené, à plusieurs occasions avec d’autres instituts européens, a marqué notre époque. Nous considérions que le dialogue entre think tanks était indispensable pour situer notre fonction de « conseil politique » dans son cadre international.

Nous avons institué une rencontre annuelle, alternativement à Paris et à Bonn, entre délégations composées de personnalités politiques et économiques, de chercheurs et de journalistes. Au début, nous n’imaginions pas que le système international se trouvait au seuil d’une transformation profonde, avec la révolution islamique en Iran et l’invasion soviétique en Afghanistan. C’est également à cette époque qu’éclata la crise des euromissiles, dont l’origine illustre bien à mon sens le rôle des think tanks pour structurer certains débats[2].

 

Face à la perspective de changements aussi fondamentaux dans le contexte international du début des années 1980, Karl Kaiser et moi avons eu l’idée du projet qui allait devenir le rapport dit des quatre directeurs, sur la sécurité et l’Occident. Il s’agissait des directeurs de la DGAP, du Council on Foreign Relations de New York (CFR), de l’Ifri et du Royal Institute of International Affairs (Chatham House)[3]. Le défi était réel, car l’enjeu était de parvenir à un diagnostic et à des recommandations communes sur le cadre stratégique des relations transatlantiques, à l’horizon d’une nouvelle décennie qui devait être marquée par une révolution technologique et, sur le plan politique, dominée par Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni.

L’aspect le plus original de notre rapport fut la mise en lumière de la nécessité d’une conception large de la notion de sécurité de l’Occident et de l’importance au sein de l’OTAN d’une coopération sur ce qu’on appelait alors le Tiers-monde. A cet égard, notre concept de coopération entre les « États principaux » a connu une belle fortune sous des appellations diverses (en anglais : coalitions of the willing). Mais, tout aussi pertinent qu’il fût, ce rapport souleva des critiques en Allemagne[4]. En France aussi, l’idée d’étendre la coopération transatlantique en matière de sécurité dans le Tiers-monde semblait alors un sacrilège. Ce premier succès nous encouragea, deux ans plus tard, à entreprendre un projet analogue sur l’avenir de la Communauté européenne. Cette fois avec bien sûr la DGAP, l’Ifri et Chatham House (celle-ci représentée par son numéro deux William Wallace), ainsi que l’Istituto Affari Internazionali (dirigé par Cesare Merlini) et, au nom des Pays-Bas, Edmond Wellenstein, très réputé pour son expérience des affaires communautaires. Nous avions tous le sentiment que, dans un monde dont la complexité ne cessait d’augmenter, la Communauté faisait déjà face à des obstacles susceptibles de mettre son existence même en péril. Publié sous le nom La Communauté européenne : déclin ou renouveau ?, ce rapport rencontra également le succès[5].

Le deuxième élément majeur du diagnostic est relatif à la chute de l’Union soviétique. Tout au long des années 1980, les experts avaient bien vu son affaiblissement dans le contexte des progrès technologiques dans l’Amérique de Ronald Reagan. On pense en particulier à son Initiative de défense stratégique de 1983. Mais personne n’était allé jusqu’à en déduire que le régime communiste et l’empire russe allaient s’effondrer brusquement d’eux-mêmes.

Avec la chute du mur de Berlin puis celle de l’Union Soviétique auxquelles nous n’étions préparés ni les uns ni les autres, la tendance naturelle au sein des principaux think tanks fut de renforcer nos liens avec les pays émergents, surtout les principaux d’entre eux comme la Chine ou l’Inde. Mais aussi, bien évidemment, avec la Russie.

Dans le contexte entièrement nouveau des années 1990, la question s’est posée tout naturellement d’une éventuelle dissolution de l’Alliance atlantique et de l’établissement d’une nouvelle architecture de sécurité européenne. Cette voie n’a pas été choisie. A la place les Occidentaux, toujours sous le leadership américain, ont préféré répondre à l’aspiration des anciens « pays satellites » d’Europe centrale et orientale à saisir l’occasion pour résoudre une fois pour toutes la question russe, en élargissant hâtivement la Communauté Européenne et l’OTAN à leur profit. La priorité des Occidentaux fut d’accompagner l’établissement de la démocratie en Russie, un processus encore très fragile mais qu’ils voulaient croire inéluctable et irréversible. Ils n’ont pas su interpréter les mises en garde comme celle d’Evgueny Primakov à Moscou qui, dès 1996, alertait sur les risques d’un élargissement de l’OTAN.

En réalité, à l’approche de l’an 2000 la population de la Fédération de Russie n’aspirait dans son ensemble qu’à l’avènement d’un homme fort. Cet homme, ce fut un certain Vladimir Poutine, testé en 1999 et adoubé en 2000 par Boris Eltsine. Dès lors, la Russie n’a cessé de se concentrer sur son redressement intérieur et la consolidation de ses frontières.

Au début des années 2000, les relations entre les Occidentaux et la Russie de Vladimir Poutine manifestaient une méfiance réciproque, mais on pouvait encore considérer l’avenir avec confiance sans être complétement naïf. Ce n’est qu’après la « révolution orange » de 2004 en Ukraine que l’écart a commencé à se creuser, de plus en plus sérieusement. Peut-être les grands think tanks européens ont-ils sous-estimé les déviations de l’idéologie de la fin de l’Histoire, qui ont encouragé dans les pays occidentaux celle du regime change chère aux néo-conservateurs et de nombreux démocrates américains. Mais aussi, implicitement, à beaucoup d’Européens.

 

Face à ce ratage de la sortie de la guerre froide, les responsabilités sont partagées. Devant la complexité, il n’existe que des causalités partielles. Ce n’est pas une simple querelle d’historiens. Avant même la fin de la guerre d’Ukraine, la question se pose pour qui s’interroge sur les relations futures entre l’Union européenne et la Russie. Elle concerne donc au premier chef l’Allemagne et la France, que rien n’oblige à adopter sans examen approfondi pour le long terme le schéma géopolitique extrême de la Pologne, de l’Ukraine ou des Pays Baltes, vis-à-vis duquel les Etats-Unis ont déjà pris leur distance.

La troisième composante du diagnostic est la montée de la Chine et à des degrés différents d’autres pays du « Sud global ». A la fin du XXe siècle, les Américains en avaient déjà parfaitement compris la menace pour la pérennité de leur suprématie. Mais l’esprit du temps était à la mondialisation libérale et à ses bénéfices à court terme : délocalisation de la production pour en minimiser les coûts ; extension des débouchés. Cette mondialisation a valu une longue période de prospérité sans inflation. Ce que les Occidentaux n’ont pas vu ou pas voulu voir au départ, c’est que les Chinois, forts de leur grande civilisation, ne s’en tiendraient pas à l’échange de biens et services contre du travail. Le libre échange dans ces conditions allait entrainer de facto de gigantesques transferts de technologie à leur profit. Ainsi, la Chine est-elle devenue, plus rapidement que prévu, une puissance globale capable de défier les Occidentaux. Comme pour la Russie, nous nous sommes aussi laissés prendre au piège de la croyance en l’extension inéluctable de la démocratie. De surcroit nous avons sans doute sous-estimé la capacité des Chinois de raisonner à long terme, notamment au sujet de Taïwan.

Quatrièmement : la guerre d’Ukraine. Qu’on la voie comme la conséquence du ratage de la sortie de la guerre froide ou comme celle du revanchisme de Vladimir Poutine, elle a déjà bouleversé et affaibli une Union européenne qui, sous l’impulsion de la Grande-Bretagne (pourtant puissance extérieure à l’UE) et progressivement de la France, a adopté – tactiquement ou stratégiquement, il est trop tôt pour le dire – le schéma géopolitique de la Pologne, de l’Ukraine ou des Pays Baltes. Sans donc, pour le moment, que ce choix n’engage irréversiblement le long terme. Cette séquence est intervenue seulement une décennie après le « printemps arabe » lui aussi raté, avec ses conséquences migratoires surtout en Allemagne, et alors que le commerce avec la Chine, notamment dans le secteur automobile, était en pleine transformation pour des raisons à la fois économiques, technologiques et politiques. L’évocation du printemps arabe renvoie à la problématique fondamentale mais actuellement quelque peu éclipsée du flanc Sud de l’Europe et à des causes profondes qui remontent à la révolution iranienne de 1978.

J’en arrive au cinquième élément du diagnostic : la révolution provoquée par le retour de Donald Trump à la suite de l’élection du 5 novembre 2024. Pour simplifier, je ne me risquerai pas à une analyse du caractère de l’hôte de la Maison Blanche, et m’en tiendrai à sa ligne politique qui est moins incohérente qu’elle ne semble. Premièrement, Trump tourne le dos à la vision géopolitique à la Brzezinski selon laquelle la maîtrise du continent eurasiatique repose sur le contrôle de l’Ukraine. Sans doute pense-t-il d’ailleurs que l’Ukraine, vraisemblablement amputée d’une partie de son territoire de 1991, restera pour l’essentiel dans l’escarcelle de l’Occident – et plus précisément des Etats-Unis, au moins autant que de l’Union européenne. Dans le même esprit, il ne manifeste aucun penchant pour la propagation idéologique de la démocratie, marque des démocrates et des néo-conservateurs américains. Deuxièmement, pour des raisons économiques et politiques, Trump juge que l’air du temps est à la constitution de zones d’influence (plutôt que de blocs). On en revient à la montée de la Chine et d’une partie du Sud global. C’est ainsi qu’on peut comprendre son offensive tarifaire de 2025.

Arrêtons-nous sur cette question. Dans les années 1960, le général de Gaulle pouvait légitimement dénoncer le capitalisme américain qui s’étendait aisément dans le « monde libre » grâce au « privilège exorbitant » de l’unique monnaie de réserve à l’échelle mondiale. Pour les Etats-Unis, il suffisait de miser sur la stabilité des dépôts étrangers (en bons du trésor, typiquement) et de faire rouler la dette. La partie de la dette budgétaire ou extérieure liée au coût de la défense de l’empire américain ne posait pas davantage de problèmes, malgré les lamentations constantes de Washington sur le Burden Sharing. En 1971, le président Nixon avait osé s’affranchir de l’ultime contrainte susceptible d’entraver la liberté de manœuvre des Etats-Unis, en abolissant le Gold Exchange Standard. De nos jours se sont élevées des puissances qui n’acceptent pas la colonisation de leur économie et qui sont donc en quête d’autres placements pour leurs excédents, en dehors des Etats-Unis. Cette tendance à la diversification est renforcée par la volonté d’échapper à la pratique abusive de l’extraterritorialité du droit américain. Autrement dit, on entrevoit que le monde évolue vers un système, pour commencer, de deux monnaies de réserve, et vers une situation qui pourrait rappeler le contexte de la guerre monétaire entre la livre sterling et le dollar américain après le premier conflit mondial, dans le cadre de l’étalon-or (Gold Standard). La suspension de la convertibilité de la livre et sa dévaluation le 21 septembre 1931 ont marqué la fin de l’hégémonie britannique.

On comprend mieux ainsi que, avec ou sans Trump, les Américains entendent désormais que le Burden Sharing avec les alliés devienne maintenant une réalité, et que ces derniers soient priés d’investir davantage aux Etats-Unis. De ce point de vue, la guerre tarifaire est à la fois un moyen et une fin.

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Dans ce qui précède, j’ai donc présenté succinctement des éléments de diagnostic sur la situation internationale. La première tâche, en vue d’une refondation de la relation franco-allemande, sera donc de s’entendre effectivement sur un diagnostic du système international et plus particulièrement de l’Union européenne elle-même. Car, en raison de l’élargissement précipité décidé après la chute de l’Union soviétique, et de la perspective de nouveaux élargissements encore plus hâtivement annoncés dans le contexte de la guerre d’Ukraine, en raison aussi de son affaiblissement économique, l’Union constitue aujourd’hui une association de plus en plus hétérogène et donc fragile. Les Etats qui n’ont que récemment recouvré leur indépendance sont davantage mus par leurs intérêts proprement nationaux que par le rêve des pères fondateurs. On les comprend. La pérennité de la zone euro reste soumise au respect des conditions de viabilité de toute zone monétaire « optimale », dans un contexte où la volonté politique qui a présidé à son établissement n’est pas nécessairement garantie à long terme. A cet égard, plus encore peut-être que du côté allemand, la responsabilité française est fortement engagée. A cela s’ajoutent les effets de la révolution conservatrice aux Etats-Unis, qui préfigure sans doute partiellement des réactions plus ou moins comparables en Europe même, dont certaines sont déjà amorcées.

 

L’arrivée d’un nouveau gouvernement dirigé par Friedrich Merz est-elle l’occasion de « remettre à plat les relations franco-allemandes pour l’Europe[6] » ? Avec la réforme du frein à la dette adoptée en mars 2025, le nouveau chancelier a permis une augmentation des dépenses militaires afin de moderniser son armée. Cette modernisation renforcera la crédibilité de l’Allemagne sur la scène internationale, notamment vis-à-vis de ses partenaires européens, à commencer par la France.

Mais sur le plan de la sécurité, l’Allemagne ne peut agir seule, en raison de son histoire et de son rapport particulier à son armée. Le chancelier fédéral et le président de la République ont proposé [lors de la visite de Merz à Paris le 7 mai] de réunir plus régulièrement le Conseil de sécurité et de défense franco-allemand (CFADS), sur les questions de stratégie, de défense et de sécurité nationale. Cela devrait permettre à court-moyen terme de coordonner le soutien à l’Ukraine, la planification et la production dans le domaine de la défense, les objectifs stratégiques de défense, ainsi que les prochaines revues nationales stratégiques françaises et allemandes. Cette structure institutionnelle franco-allemande, tombée dans une certaine routine ces dernières années, reprendrait ainsi son sens originel, celui du dialogue stratégique, plus nécessaire que jamais, entre la France et l’Allemagne.

Par ailleurs, le Chancelier Merz a dit souhaiter une position plus ferme face à la Russie et à la Chine, rompant avec certaines ambivalences passées. L’Allemagne devra clarifier sa posture stratégique au sein de l’UE et de l’OTAN, en coopération avec la France.

Avec le retour de la CDU à l’Auswärtiges Amt (qu’elle n’avait plus occupé depuis 1966) et la création d’un véritable Conseil national de sécurité, Friedrich Merz entend aussi rendre la politique étrangère allemande plus cohérente et moins soumise aux compromis internes de coalition. Les dissensions créées ces dernières années par l’absence de cohérence dans le « German vote » à Bruxelles ont créé des tensions – inutiles – entre la France et l’Allemagne. Une plus grande cohérence dans la politique européenne de l’Allemagne permettrait ainsi aux deux pays d’assumer une sorte de leadership conjoint en Europe, dont la nature restera cependant à préciser.

Friedrich Merz, comme catholique rhénan, est un héritier de la politique franco-allemande de la CDU, de Konrad Adenauer à Helmut Kohl en passant par Wolfgang Schäuble. Si le discours et les réflexes franco-allemands sont plus ancrés chez Friedrich Merz, il faut néanmoins les relativiser. Le président de la République française et le nouveau chancelier allemand se sont rencontrés à plusieurs reprises depuis les élections de février 2025 et l’élection de Friedrich Merz à la chancellerie. Ils semblent s’apprécier. Mais cette « alchimie » suffira-t-elle à relever les défis vitaux pour l’Europe[7] ?

Quoi qu’il en soit, si elle n’est pas suffisante, la relation personnelle entre nos leaders est plus que jamais nécessaire, comme j’ai pu en faire l’expérience – à mon niveau – grâce à mon amitié sans faille avec Karl Kaiser. Cette amitié nous a permis un demi-siècle de connivence et de camaraderie franco-allemande au service des relations internationales. La coopération renforcée entre l’Allemagne et la France est aujourd’hui plus nécessaire que jamais et il appartient à la DGAP et à l’Ifri d’apporter conjointement une contribution significative à la reconstruction qui nous attend.

Avec l’élection présidentielle française de 2027 qui se rapproche, le temps presse entre la France et l’Allemagne. Il presse d’autant plus que les populistes pourraient l’emporter en France à cette occasion. C’est une vraie crainte également pour l’Allemagne, qui pourrait s’éloigner d’un partenaire qui deviendrait trop peu fiable.

 

Pour conclure cet article, je formulerai quelques remarques sur la question du réarmement, qu’à la faveur de la rupture du lien transatlantique noué pendant la guerre froide, le président Macron a réussi à mettre sur le devant de la scène européenne. Si l’on postule, comme je l’ai fait ici, que la consolidation de la relation franco-allemande est une condition nécessaire (mais pas suffisante) à la survie du projet européen, et qu’elle doit s’exprimer par le renforcement de la zone euro et donc par l’acceptation dans la longue durée, en particulier par la France, des disciplines qui en résultent, il nous faut clarifier ensemble quelques questions préalables. Si nous parlions seulement de développer une industrie européenne de l’armement couvrant un spectre large, avec un haut contenu technologique, l’ambition économique mais aussi politique serait déjà élevée. Elle devrait être située dans le contexte global de la course aux armements. Aux difficultés inhérentes à la coopération entre les Etats dans ce domaine, s’ajoutent celles des conditions de vente à l’extérieur de l’Union. Surtout, cette industrie sera par nature prioritairement au service de l’Union elle-même. Mais alors, concrètement, au service de quelles autorités et en vue de parer à quels risques ou à quelles menaces ? L’industrie de défense « commune » telle qu’elle est conçue au départ ne serait d’ailleurs pas strictement liée à l’Union, puisque la participation de la Grande-Bretagne, qui historiquement se situe dans une vision géopolitique autre que celle du continent, est actée. Il faudrait au minimum distinguer le réarmement dans le cadre de l’OTAN et en dehors de ce cadre. Parlerait-on alors d’une alliance entre des pays européens, membres ou non de l’Union européenne et découplée de l’OTAN, qui aurait ses propres concepts stratégiques, ses propres chaînes de commandement, ses propres capacités de renseignement etc. ? Tout cela est bien complexe, d’autant plus que l’Union européenne n’a pas ou plus de leader naturel, qu’il n’existe pas de véritable politique extérieure commune et qu’au-delà de déclarations de circonstance, la notion d’intérêt vital européen reste bien vague, en dehors de cas extrêmes. Des aspects mieux circonscrits comme la cyberdéfense sont plus faciles à envisager et à traiter.

En tous cas, l’industrie a sa logique propre et le lancement d’un véritable plan européen de réarmement doit s’adosser à une vision géopolitique de long terme réellement partagée. Celle-ci devra notamment aller de pair avec une stratégie commune également de long terme vis-à-vis aussi bien des Etats-Unis que de la Russie ou de la Chine. On en est loin. Les Etats européens « volontaires » devront aussi apprendre ou réapprendre à penser stratégiquement alors que, dans le domaine nucléaire par exemple, le savoir des stratèges accumulé pendant la guerre froide n’a pas été entretenu, pas plus que dans le domaine de la maîtrise des armements.

Enfin, pour le réarmement comme pour le renforcement de l’Union européenne en général, nous ne devons pas sous-estimer l’ampleur de la question du financement, alors que nous nous trouvons très affaiblis et que nous devons relever d’autres grands défis comme le changement climatique et la réindustrialisation en général. Certains Etats-membres, à commencer par la France, continuent de tergiverser pour mettre en œuvre les réformes les plus basiques comme celle des retraites. Les opinions publiques semblent favorables au réarmement, mais à condition de ne pas en supporter la charge. Alors que les Américains eux-mêmes commencent à prendre conscience de leur propre vulnérabilité en matière de finances publiques ou de déséquilibre des paiements courants, trop de gouvernants succombent aux charmes de la vulgate néo-keynésienne et au principe des déficits perpétuels ou de la dette qu’on ne rembourse en tous cas jamais. La question économique sera inéluctablement au cœur de toute discussion franco-allemande approfondie sur le renouveau européen, qu’en dépit de tant de difficultés on espère vivre dans la prochaine décennie.

Thierry de Montbrial

Fondateur et Président exécutif de l’Ifri

Membre de l’Académie des Sciences morales et politiques

[1] Voir aussi T. de Montbrial, L’ère des affrontements, Paris, Dunod, 2025.

[2] Voir T. de Montbrial, « Deutsch-französische Freundschaft im Dienst der internationalen Beziehungen », in Wege in die Zukunft: Perspektiven für die Außenpolitik. Zum 90. Geburtstag von Karl Kaiser, Berlin, DGAP, décembre 2024, p. 40-47.

[3] K. Kaiser, W. Lord, Th. D. Montbrial, D. Watt, Hrsg., Die Sicherheit des Westens: Neue Dimensionen und Aufgaben, Bonn, DGAP, 1981.

[4] K. Kaiser, Erinnerungen Karl Kaiser, 1973–2003, Berlin, DGAP, 2022, p. 47.

[5] K. Kaiser, T. de Montbrial, W. Wallace, E. Wellenstein, dir., La Communauté européenne : déclin ou renouveau?, Paris, Ifri, 1983 / K. Kaiser, T. de Montbrial, W. Wallace, E. Wellenstein, Hrsg., Die EG vor der Entscheidung Fortschritt oder Verfall, Bonn, Europa-Union-Verlag, 1983.

[6] Friedrich Merz, Emmanuel Macron, «Il faut remettre à plat les relations franco-allemandes pour l’Europe», Le Figaro, 7 mai 2025, https://www.lefigaro.fr/vox/monde/emmanuel-macron-et-friedrich-merz-remettre-a-plat-les-relations-franco-allemandes-pour-l-europe-20250507

[7] P. Maurice, « Couple franco-allemand : que pouvons-nous attendre de Friedrich Merz ? », Telos, 26 février 2025.

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